1744-08-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère nièce j'auray bientôt la consolation de vous embrasser; je quitte la tranquilité de Cirey pour le cahos de Paris.
Il faut absolument que je revienne préparer des fêtes, et peutêtre de l'ennuy à notre dauphine et à une cour pour la quelle je ne me sens point fait. Je me sens un peu honteux à mon âge de quitter ma filosofie et ma solitude pour être baladin des rois; mais on dit qu'il y avoit presse à être revêtu de cette grande dignité, et on m'a fait l'honneur de me donner la préférence. Il faut donc la mériter, tâcher de faire rire la cour, mêler le noble au comique, intéresser des gens qui ne s'intéressent qu'à eux même, donner un spectacle où il y ait de tout, et où la musique n'étouffe point les paroles, avoir afaire à vingt comédiens, à L'opéra, aux danseurs, décorateurs, et tout cela, pourquoy? pour que la dauphine me fasse en passant un signe de tête. Allons, il faut partir puisque je vous verray, et que nous nous consolerons tous deux, vous de vos pertes, et moy de la ridicule vie que je mène, toute contraire à mon humeur et à ma façon de penser. J'embrasse tendrement votre aimable sœur et son cher mary. Je ne sai mon enfant, aucune nouvelled d'aucun sousfermier, et les Montigni ne m'ont point mandé l'établisement de melle de Montigni. Tout ce que je sçay c'est que le plus riche fermier général, ne seroit pas trop bon pour elle. Encor faudroit il qu'il fût fort aimable. Elle mérite bien d'être heureuse. Elle a de l'esprit et des talens, et pense tout à fait à ma fantaisie.

En vous remerciant ma chère enfant des Mahomets. Je vous prie de dire à votre amy la Porte qu'il me les garde jusqu'à ce que je luy donne une adresse. Présentez luy bien mes remercimens. Je vous souhaitte santé et tranquilité. Adieu ma chère nièce, je me flatte du plaisir de vous embrasser tous incessament. Madame du Chastellet vous fait mille complimens.

V.