à Leide ce 4 février 1737
J'ay fait ce que j'ay pu mon cher amy pour Les mânes de ce mr de la Creuse qui s'est tué comme Brutus, Cassius, Caton, Oton, pour avoir perdu une commission de tabac.
Mais je ne sçai si mes représentations sourdines en faveur de cette âme romaine ou anglaise réussiront.
Vous n'avez pas relu aparemment le manuscrit de l'enfant prodigue, vous y reprenez toutes les fauttes qui n'y sont plus; vous êtes le contraire des amants qui trouvent toujours dans leurs maîtresses des bautez que personne n'y trouve plus qu'eux. Il est bon d’être sévère, mais il faut être exact, et ne plus voir ce que j'ay ôté.
Je croi que le fonds de cette comédie sera toujours intéressant. Si quelque plaisanterie vient se présenter à moy pour égaier le sujet, je la prendray. Mais pour les mœurs et la tendresse, mon âme en a un magazin tout plein.
Mes récréations sont icy de corriger mes ouvrages de belles lettres, et mon occupation sérieuse d’étudier Neuton, et de tâcher de réduire ce géant là à la mesure des nains mes confrères. Je mets Briarée en mignature. La grande affaire est que les traits soient ressemblants. J'ay entrepris une besogne bien difficile. Ma santé n'en est pas meilleure. Il arrivera peutêtre que je la perdray entièrement, et que mon ouvrage ne réussira point. Mais il ne faut jamais se décourager. Je prétends que Polimnie entendra toutte cette philosophie comme elle exécute une sonate. Vous me direz si cela est clair. Je vous en feray tenir quelques feuilles; vous les jetterez au feu si vous avez trop soupé la veille, et si vous n’êtes pas en état de lire.
Je suis enchanté que ma nièce lise Loke. Je suis comme un vieux bon homme de père qui pleure de joye de ce que ses enfants se tournent au bien. Dieu soit béni de ce que je fais des prosélites dans ma famille.
Je ne suis pas fâché des calomnies que saint Roussau a débitées sur mon compte. Elles étoient si grossières, qu'il falloit bien qu'elles retombassent sur luy. Ce bon dévot sera le patron des calomniateurs. Il avoit publié partout que j'avois eu une belle querelle avec Sgravesande au sujet de l'existence de dieu. Cela a indigné mr Gravesende et tout le monde. Oh pour le coup je défie icy la calomnie. Je passe ma vie à voir des expériences de phisique, à étudier, je soufre tous mes maux patiemment presque toujours dans la solitude. Pour peu que je veuille de société je trouve icy plus d'aceuil qu'on ne m'en a jamais fait en France. On m'y fait plus d'honneurs que je ne mérite.
Je persiste dans le dessein de ne répondre point aux Desfontaines. Je tâche de mettre mes ouvrages hors de portée des griffes de la censure.
Mon cher amy je vous fais là un long détail de petites choses, pardon. Faites mes compliments aux preux chevaliers, au parnasse, à Pollion, à Polimnie, à Varron du Bos, et à Colbert Melon. Eh bien Castor et Pollux sont donc sous l'autre hémisphère jusqu’à l'année prochaine! Mais ceux que vous me dites qui ont payé d'ingratitude les bienfaits de Pollion devroient être dans les enfers à tout jamais. Votre âme tendre et reconnaissante doit trouver ce crime horrible. Ecrivez à Emilie. Elle est bien au dessus encor de tout ce que vous me dites d'elle. Adieu, que Berger m’écrive donc, il m'oublie.