1741-09-01, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Voltaire, vous n'y pensez pas
De m'enchâsser dans l'Henriade;
Le sceptre, l'épée et compas,
Dont vous formez ma mascarade,
Me causent un grand embarras.
Heureux qui, loin de ce fracas,
Jouit dans une paix profonde
Des biens qui lui furent commis,
Et qui, méconnu du grand monde,
Vit pour lui même et ses amis.
Lorsque César conquit la Gaule,
Mille passions l'agitaient;
Car, nouvel Atlas, il portait
Le monde entier sur son épaule.
Les jardiniers qui le servaient,
Sans courir du tropique au pôle,
Jouaient paisiblement leur rôle
Dans son jardin qu'ils arrosaient.
Sans trancher de la providence,
Sans craindre des revers fâcheux
Et les coups de dents venimeux
De la mordante médisance,
Ils coulaient dans l'indépendance
Les jours qui furent faits pour eux.
Leur maître, grand en apparence,
Tourmenté des soins ruineux,
Faisait en effet pénitence
De ses désirs ambitieux.
Lesquels étaient les plus heureux?
Laissez donc dans la nuit obscure
Pour jamais endormi mon nom;
La vertu même la plus pure
Du jour craint le perçant rayon.

J'ai lu les beaux vers que vous destinez pour être mis à la tête de la Henriade; mais je les ai lus en souhaitant qu'ils ne me suscitassent pas des envieux. C'est un bien que d'être affiché par vous dans le monde; mais c'est, d'un autre côté, un grand malheur que d'être connu de tout l'univers.

Car tout fat d'un ton suffisant
De vous fait une ample critique,
Et dieu sait dans quelle chronique
Ils trouvent le conte mordant
Que, chaque jour, l'esprit caustique
Embellit d'un nouveau fragment.

Voyez la différence qu'il y a d'être ce que je suis, à ce que je ne suis pas; de vivre dans le bruit ou dans le repos.

Le rossignol et sa compagne,
A l'abri des traits des chasseurs,
Dans les paisibles profondeurs
D'un bois de myrte et de châtagne
Fait retentir ses tons flatteurs.
Mais le cerf, plus grand, plus superbe,
Rapidement effleurant l'herbe,
S'il a l'orgueil de se montrer,
Voit bientôt sur sa piste une meute ennemie,
A grand bruit glapissant et poursuivant sa vie,
Sur le point de le dévorer.
Sage donc qui sait préférer
Une retraite peu connue
A la démence de briller,
De paraître et d'en imposer
Au monde méchant, qui vous hue.

Adieu, cher Voltaire; ne doutez point de l'amitié parfaite que j'ai pour vous.

Federic