1760-11-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

On a fait en deux mois trois Editions du premier volume de l'histoire de Russie; les ennemis de vôtre Empire n'en sont pas trop contents; ils sont un peu fâchés qu'on leur fasse voir vôtre grandeur, et surtout vôtre mérite; cependant, amis, et ennemis demandent le second volûme avec emprèssement, et je suis réduit à dire que les matériaux me manquent pour élever la seconde aile de vôtre édifice; il n'est pas possible d'y travailler sans avoir des notions justes, non seulement de ce que Pierre premier a fait dans ses Etats, mais aussi de ce qu'il a fait avec les autres Etats; de ses négociations avec Gœrtz et Le cardinal Alberoni, avec la Pologne, avec la Porte Ottomane, etc.

Il serait aussi bien nécessaire d'avoir quelques éclaircissements sur la catastrophe du Czarowitz; je vous dirai, en passant, qu'il est certain qu'il y a une femme qu'on a prise dans quelques Provinces de l'Europe pour la veuve du Czarowitz même; c'est elle dont j'ai eu l'honneur de vous envoier la petite historiette; elle n'est pas digne d'être mise à côté des faux Démétrius.

Je reviens, Monsieur, aux deux sujets de mes afflictions, qui sont d'ignorer si vôtre Excellence a reçu mes ballots, et de ne recevoir aucune instruction.

Je vous répête que je n'ai point entendu parler du gentilhomme qui est à Vienne, et que vous aviez bien voulû charger de quelques paquets; je ne peux finir cette Lettre sans vous dire combien votre nation a acquis d'honneur par la capitulation de Berlin; on dit que vous avez donné l'éxemple de la plus exacte discipline, qu'il n'y a eu ni meurtre ni pillage; le peuple de Pierre le grand eut autrefois besoin de modêle, et aujourd'huy il en sert aux autres; adieu, Monsieur, emploiez votre secrétaire, et recevez le sincère et tendre respect

De Vôtre très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire