1774-02-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Marie François de Paule de Dompierre d'Hornoy.

Je vous prie d’abord, mon cher ami, de présenter mes inutiles hommages à Madame d’Hornoy, à Monsieur et Madame de Magnanville, et à toute sa famille.
A l’égard de Made Savalette je m’en charge, car j’irai bientôt la trouver. Tout passe dans ce monde, mais quand on a vécu aussi longtemps que Made Savalette et moi, il ne faut pas se plaindre.

. . . . . . Je voudrais qu’à cet âge
On sortit de la vie ainsi que d’un banquet,
Remerciant son hôte et fesant son paquet.

Pour moi mon paquet est tout fait; mais avant de partir je serais enchanté de vous revoir. Vous me flattez de venir à Ferney, et je vous crois, parce qu’on croit volontiers ce qu’on désire. Mais je ne compte sur rien dans ce monde qui me parait avoir une figure très changeante. On est continuellement ballotté par les évênements; vous l’avez assez éprouvé. Nous cultivons à présent vous et moi, nôtre jardin comme Candide. Faittes croître des roses dans le vôtre; le mien n’a que des épines et des grate cu.

Vôtre ancien beaupère est toujours à Montpellier, il croit que la santé se trouve dans cette ville; il se trompe, il n’y a que des médecins. Ils sont plus savants que le charlatan des urines qui fait tant de bruit en Suisse; mais ils ne guérissent pas plus que lui. Moliere seul a raison. La médecine sert à faire ses enfans fermiers généraux, ou controlleurs généraux; mais elle ne sert qu’à celà; et jamais homme n’a fait vivre un autre homme une minute de plus que la nature ne l’avait ordonné.

Madame Denis s’est remise à danser; c’est un parti plus sage que celui de consulter un médecin des urines; elle donne le bal tous les dimanches pour l’éducation de la petite nièce de Pierre Corneille. Elle s’est chargée d’aprendre la musique à cet enfant. Sa mère n’aurait pu lui rien aprendre, elle est grosse et malade. Je n’ai point d’autre nouvelle à vous mander de nôtre colonie. Elle se multiplie, elle prospère, elle fait un grand commerce, et si le ministère avait pu l’aider un peu, elle serait très utile à l’état.

Je vous embrasse de tout mon coeur, vous, Madame vôtre femme et vos deux filles qui n’en savent rien

V.