1773-07-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

J’ai attendu longtemps, mon cher ange, que cette édition de la Sophonisbe de Mairet fût finie pour vous l’envoyer, et actuellement qu’elle est faite je ne vous l’envoie pas.
En voici la raison. Le maître des jeux veut qu’on ne l’envoie qu’à lui seul. Il me dénonce expressément cette volonté despotique, et si je suis réfractaire la pièce ne sera pas jouée. Cela est fort plaisant, et si plaisant que vous tâcherez de n’en rien savoir.

Il ne sera pas moins plaisant que vous lui disiez quand vous le verrez que j’ai refusé de vous donner l’ouvrage, et qu’il faut une lettre de cachet de sa part pour que vous l’ayez en votre possession, comme lorsque le roi fit saisir à Versailles toutes les Enciclopédies, et ne les rendit qu’aux gens qui avaient une bonne réputation.

J’aurais dû commencer par vous remercier de vôtre négociation génoise, mais l’aventure de Sophonisbe m’a paru si drôle que je lui ai donné la préférence.

Mr de Spinola se trompe, ou veut tromper sur une chose qui n’en vaut pas la peine. Le marquis Vial ou Viale est marchand et banqueroutier en son propre nom de marquis. C’est lui qui écrivit à mes artistes; c’est lui seul qui se chargea des effets à lui seul envoyés; et s’il a fait banqueroute avec quelques associés, il en est seul la véritable cause. Mr de Spinola s’est encore trompé en vous disant que le marquis ne s’était point absenté. Le marquis est à Naples, et c’est notre ministre à Genes qui me mande tout cela. C’est une affaire dans laquelle on ne peut agir ni par conciliation, ni par la voie de l’autorité. On ne peut y employer que la vertu de la résignation. J’exhorte à présent mes pauvres artistes à la patience, et je tâche de profiter moi même de mon sermon dans plus d’une affaire. Ceux qui disent que la patience n’est que la vertu des ânes ont grand tort; elle doit être, surtout à présent, la vertu des philosophes, et de ceux qui aiment les bons vers.

Vous savez que nous avons à présent à Lausanne la moitié de la France, et la moitié de l’Allemagne. Mr l’évêque de Noyon est dans la maison qui m’a appartenu neuf ans.

Monsieur l’évêque de Noion
Est à Lausanne en ma maison
Avec d’honnêtes hérétiques.
Il en est très aimé, dit on,
Ainsi que des bons catholiques.
Petits embryons frénétiques
De Loyola, de saint Médard,
Qui troublâtes longtemps la France,
Apprenez tous, quoique un peu tard,
A connaître la tolérance.

Comment se porte mad. d’Argental? a-t-elle besoin de la vertu de la patience? J’embrasse mon cher ange le plus tendrement du monde.

Dieu veuille que l’homme à qui vous avez prêté la Crête n’ait point donné la chose à examiner à des gens qui auront été effrayés de tout ce qui l’accompagne!

Mes notes, et certains petits traités subséquents pourraient bien éveiller les Cerbères.