1776-03-20, de Gilbert de La Forest, comte de La Forest-Divonne à Claude Charles de Brosses, comte de Tournay.

Depuis ma dernière lettre, mon cher Tournay, il y a eü une assemblée de nos administrateurs à Ferney.
Voltaire me fit prier à diner par Mde Denis. Sans cette tournure je n'y aurois sûrement pas été, car rien n'est si irrégulier que cette façon de s'assembler chéz un particulier pour traiter des affaires d'une province. Je ne vous répéterai pas ce que je vous ai mandé dans ma dernière lettre; je vous ferai la relation de ce qui s'est passé, où j'ai vu clairement le plan et projet de cet homme méchant et dangereux et dont, entre nous, le païs seroit bienheureux d'être délivré, car il tient tous ces pauvres sindics dans la plus cruelle et honteuse dépendance. Son projet est de dégoûter Mr de Verny et de faire nommer Dupuy à sa place et de faire des affaires à Fabry qu'il cajole néanmoins tant qu'il peut et dont jusqu'icy il avoit été la dupe, et il voudroit faire tomber sa place de sindic à ce petit Rouph procureur du roy, son âme damnée. En conséquence, après avoir fait lecture de plusieurs projets qui ne signiffioient rien, et auxquels il mettoit néanmoins beaucoup d'importance, Dupuy avoit ménagé la veille une soumission avec un particulier pour l'entre|tien des grand routes moyennant une somme de 15000lt. Vous entendés que la province est bien en état de donner une adjudication semblable dans un moment où elle n'a pas un sol, où les intérêts des sommes qu'elle a emprunté sont arréragées. C'étoit le piège qu'il tendoit à Fabry pour le faire signer une délibération qu'il dictat pour le faire brouiller avec son intendant; car vous verrés par l'article des lettres patentes que le roy maintient le sr intendant et commissaire départi en Bourgogne dans la faculté de donner des ordonnances pour les réparations et constructions des grandes routes, chemins, ponts chaussées du pays de Gex. Il avoit eü soin de faire rencontrer Dupuy et ce petit Rouph chés luy, et il avoit mis à la tête de la délibération les sindics et adjoints. Fabry ne voulu pas signer et dit que c'étoit contraire aux lettres patentes; le projet a été manqué. Au préalable Voltaire remit la délibération au sindic du clergé pour la faire afficher: je crois qu'il ne le fera pas, et fera trés bien, parcequ'il y a bien d'autres objets plus intéressans à traiter et à éxécuter, comme celui de l'imposition duquel on ne s'est pas occuppé encore. Le résultat de toutes ces manœuvres est que cet homme veut se rendre maitre de la province qu'il faut éviter. En conséquence il faut que nous metions tout en usage pour que Mr de Malesherbes ne nomme point ce petit Rouph à la place de conseiller dont Mr du Rutet va donner sa démission; il n'y a point de sujet. J'avois jetté les yeux sur un neveu de Girod qui est avocat reçu et travaille à Dijon. Il n'a que 23 ans, je pense qu'on auroit une dispense d'âge, si cela étoit nécessaire. Fabry veut renoncer à sa place de sindic, j'ai fait ce que j'ai pu pour l'y faire tenir encore aumoins quelque tems, je lui ai dis de ne plus se mêler de rien et de voir venir; c'est le seul homme capable et qui ait de l'honnêteté. Nous verrons un peu quel parti prendra notre homme, pour moi je leur ai bien notiffié à tous que je ne voulois paroitre en rien dans toutes ces affaires où il n'y a que des brouillons; si Mr votre frère est à Paris, il seroit bien à souhaiter qu'il voulût prévenir Mr de Malesherbes au sujet de ce petit Rouph. Outre qu'il n'est pas capable, il a des raisons de parenté avec les autres membres du conseil qui doivent lui donner l'exclusion. Fabry arrête la démission de du Rutet, jusqu'à ce qu'on soit assuré du suffrage du ministre; c'est un grand service que Mr votre frère rendra à la province d'empêcher cet homme de la gouverner. Je ne lui écris pas, je vous prie de lui faire passer ma lettre pour l'instruire de ce qui se passe; En arrivant à Vezancy je sentis bien la nécessité de soutenir Fabry. Il s'étoit bien un peu compromis pour le marché du sel, et je sentis bien qu'il n'y avoit qu'une résiliation du marchéz qui fermeroit la bouche à tout le monde. La province gagne 2000lt. Tant mieux. Voltaire a été au désespoir de n'avoir plus ce moyen de perdre Fabry, et dans le fond ne me pardonne pas d'avoir fait finir cette affaire qui m'a donné bien de la peine, par l'entêtement qu'y avoit mis Mr de Verny qui concouroit de toutes ses forces aux vües de Voltaire sans le sçavoir. Adieu, mon cher Tournay.