Dans un vaisseau, sur les côtes de Zélande, où j'enrage,
ce dernier décembre 1740
Sire,
Sire, je ne peux poursuivre sur ce ton; les vents contraires et les glaces morfondent l'imagination de votre serviteur; je n'ai pas l'honneur de ressembler à votre majesté, elle affronte les tempêtes sur terre, je ne les supporte sur aucun élément. Peut-être resterai-je quelque temps sur le sein d'Amphitrite. Vous aurez, sire, tout le temps de changer la face de l'Europe avant mon arrivée à Bruxelles. Puissé-je y trouver les nouvelles de vos succès, et surtout de vos vers. Je suis très respectueusement attaché à Frédéric le héros; mais j'aime bien l'homme charmant qui après avoir travaillé tout le jour en roi, fait le soir les plus jolis vers du monde pour se délasser. Le hasard m'a fait prendre dans mon vaisseau un capitaine suisse qui revient de Stockholm, d'auprès du roi de Suède. Nous avons quitté nos rois l'un et l'autre; mais j'ai plus perdu que lui; il n'est pas aussi édifié de la cour de Suède que je le suis de celle de votre majesté. Il avait fait le voyage de Stockholm pour présider à l'éducation de deux petits bâtards que le roi de Hesse, premier sénateur de Suède, prétend avoir faits à madame de Taub; le capitaine jure que ces deux petits garçons appartiennent à un jeune officier nommé Mingen, auquel ils ressemblent comme deux gouttes d'eau. Cependant le roi s'est séparé de madame de Taub en pleurant, comme Henri IV quand il quitta la belle Gabrielle. Et le capitaine suisse a quitté le roi, madame de Taub, les petits garçons et Mingen leur père sans pleurer.
Il n'en est pas ainsi de moi, je regrette mon roi, et le regretterai sur terre, comme au milieu des glaçons et du royaume des vents. Le ciel me punit bien de l'avoir quitté; mais qu'il me rende la justice de croire que ce n'est pas pour mon plaisir.
J'abandonne un grand monarque qui cultive et qui honore un art que j'idolâtre, et je vais trouver quelqu'un qui ne lit que Christianus Volfius. Je m'arrache à la plus aimable cour de l'Europe, pour un procès.
Mais, sire, cette femme a abandonné pour moi toutes les choses pour lesquelles les autres femmes abandonnent leurs amis; il n'y a aucune sorte d'obligation que je ne lui aie. Les coiffes et la jupe qu'elle porte ne rendent pas les devoirs de la reconnaissance moins sacrés.
Ma petite fortune mêlée avec la sienne n'apporte aucun obstacle à l'envie extrême que j'ai de passer mes jours auprès de votre majesté. Je vous jure, sire, que je ne balancerai pas un moment à sacrifier ces petits intérêts au grand intérêt d'un être pensant, de vivre à vos pieds et de vous entendre.
J'ai travaillé Mahomet sur le vaisseau; j'ai fait l'épître dédicatoire. Votre majesté permet elle que je la lui envoie?
Je suis avec le plus tendre regret et le plus profond respect,
sire,
de votre humanité le sujet, l'admirateur, le serviteur, l'adorateur
Voltaire