A la Haye, ce 28 octobre [1743]
Sire,
Vous voyagez toujours comme un aigle, et moi comme une tortue; mais peut on aller trop lentement quand on quitte votre majesté?
J'arrive enfin en Hollande; la première chose que j'y vois, c'est un papier anglais où votre Anti-Machiavel est cité à côté de Polybe et de Xénophon. On rapporte deux pages de ce livre où vous prouvez de quel avantage sont aux princes les places fortifiées, et on fait voir quelle était la témérité des alliés de prétendre d'entrer en France.
Ainsi donc vous êtes cité
Par les auteurs, comme auteur grave;
Comme roi politique et brave,
Des rois vous êtes respecté;
Chacun vous craint, nul ne vous brave:
Le taciturne et froid Batave,
Amoureux de sa liberté,
Le Russe, né pour être esclave,
Ménagent votre majesté.
Vous auriez, ma foi, tout dompté
Sur le Danube et sur la Save,
Et le double cou si vanté
De l'aigle jadis redouté
Eût été coupé comme rave;
Mais vous vous êtes arrêté:
Maintenant votre main se lave
Des malheurs du monde agité;
Pour comble de félicité,
Vous possédez dans votre cave
De ce tokai dont j'ai tâté:
Je ne puis plus rimer en ave.
Plus je songe à il Tito, à il forte, plus je me dis que Berlin est ma patrie.
Messieurs Gérard, mes chers amis,
Dépêchez, préparez ma chambre,
Un pupitre pour mes écrits,
Avec quelques flacons remplis
De ce jus divin de septembre,
Non cet ennemi du gosier
Fabriqué de la main profane
De ce liégeois nommé Lognier,
Je l'ai surnommé pissat d'âne,
Et je l'ai dit à haute voix;
Je le redis, je le condamne
A n'être bu que par des rois.
J'aime mieux la simple nature
Du vin qu'on recueille à Bordeaux;
Car je préfère la lecture
D'un écrivain sage en propos,
A ce frelaté de Voiture,
Et plus encore à Marivaux.