1773-10-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.
Monsieur Guibert votre écolier
Dans le grand art de la tactique,
A vu ce bel esprit guerrier,
Que tout prince aujourdui se pique
D'imiter sans lui ressembler,
Et que tout héros germanique,
Espagnol, gaulois, britannique,
Vainement voudrait égaler.
Monsieur Guibert est véridique,
Il dit qu'il a lu dans vos yeux
Toutte votre histoire héroique,
Quoy que votre bouche s'applique
A la cacher aux curieux.
Vous vous obstinez à vous taire
Sur tant de travaux glorieux,
Et l'Europe fait beaucoup mieux
Car elle fait tout le contraire.

Ce Monsieur Guibert, sire, fait comme l'Europe, il parle de votre majesté avec entousiasme. Il dit qu'il vous a trouvé en état de faire vingt campagnes — dieu nous en préserve! — mais acordez vous donc avec lui, car il dit que vous avez un corps digne de vôtre âme et vous prétendez que non. Il est vrai qu'il vous a contemplé principalement des jours de revüe, et ces jours là vous pouriez bien vous rengorger et vous requinquer, comme une belle à son miroir.

Je ne vous proposais pas, sire, vingt campagnes, je n'en proposais qu'une ou deux; et encore c'était contre les ennemis de Jesu christ et de tous les beaux arts. Je disais, Il protège les Jesuites, il protègera bien la vierge Marie contre Mahomet, et la bonne vierge lui donnera sans doute deux ou trois belles provinces à son choix pour récompense d'une si sainte action.

Je viens de relire l'article guerre dont vôtre Majesté pacifique a la bonté de me parler. Il est vraiment un peu insolent par excez d'humanité, mais je vous prie de considérer que toutes ces injures ne peuvent tomber que sur les Turcs, qui sont venus du bord oriental de la mer Caspienne jusqu'auprès de Naples, et qui chemin fesant se sont emparés des lieux saints et même du tombeau de Jesu christ qui ne fut jamais enterré. En un mot, je ressemblais comme deux goutes d'eau à ce fou de Pierre l'hermite qui prêchait la croisade. L'Empereur des Romains que vous aimez et qui se regarde comme vôtre disciple ne pouvait se plaindre de moi. Je lui donnais d'un trait de plume un très beau roiaume. On aurait pu avant qu'il fût dix ans jouer un opéra grec à Constantinople. Dieu n'a pas béni mes intentions, toutes chrétiennes qu'elles étaient. Du moins les philosophes vous béniront d'ériger un mausolée à Copernic dans le temps que vôtre ami Moustapha fait enseigner la philosophie d'Aristote à Stamboul. Vous ne voulez point rebâtir Athènes, mais vous élevez un monument à la raison et au génie.

Quand je vous supliais d'être le restaurateur des beaux arts de la Grèce, ma prière n'allait pas jusqu'à vous conjurer de rétablir la Démocratie athénienne. Je n'aime point le gouvernement de la canaille. Vous auriez donné le gouvernement de la Grèce à Mr De Lentulus, ou à quelque autre général qui aurait empêché les nouveaux Grecs de faire autant de sottises que leurs ancêtres. Mais enfin j'abandonne tous mes projets. Vous préférez le port de Dantzig à celui du Pirée. Je crois qu'au fond Vôtre Majesté a raison, et que dans l'état où est L'Europe, ce port de Dantzic est bien plus important que l'autre.

Je ne sais plus quel roiaume je donnerai à L'Impératrice Catherine 2de et franchement, je crois que dans tout celà vous en savez plus que moi, et qu'il faut s'en raporter à vous: quelque chose qui arrive vous aurez toujours une gloire immortelle. Puisse vôtre vie en aprocher!