1775-08-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.
Le Kain dans vos jours de repos
Vous donne une volupté pure.
On le prendrait pour un héros,
Vous les aimez, même en peinture.
C'est ainsi qu'Achille enchanta
Les beaux jours de votre jeune âge.
Marc Aurele enfin l'emporta.
Chacun se plait dans son image.

Le plus beau des spectacles sire est de voir un grand homme, entouré de sa famille, quitter un moment tous les embarras du trône pour entendre des vers, et en faire le moment d'après de meilleurs que les nôtres. C'est ce qui vous arrive souvent et ce qui n'arrive point à Versailles. Il me paraît que vous jugez très bien l'Allemagne, et cette foule de mots qui entre dans une phrase, et cette multitude de sillabes qui entre dans un mot, et ce goust qui n'est pas plus formé que le langue. Les Allemans sont à l'aurore; ils seraient en plein jour si vous aviez daigné faire des vers tudesques.

C'est une chose assez singulière que Le Kain et mademoiselle Clairon soient tout deux à la fois auprès de la maison de Brandebourg. Mais tandis que le talent de réciter du français vient obtenir votre Indulgence à Sans Souci Gluk vient nous enseigner la musique à Paris. Nos Orphees viennent d'Allemagne si vos Roscius vous viennent de France. Mais la philosophie, d'où vient elle? De Potsdam sire où vous l'avez logée et d'où vous l'avez envoyée dans la plus grande partie de l'Europe.

Je ne sçais pas encor si notre roi marchera sur vos traces, mais je sçais qu'il a pris pour ses ministres des philosophes, à un seul près qui a le malheur d'être dévôt.

Nous perdons le goust, mais nous acquérons la pensée. Il y a surtout un monsieur Turgot qui serait digne de parler avec votre majesté. Les prêtres sont au désespoir. Voilà le commencement d'une grande révolution. Cependant on n'ose pas encor se déclarer ouvertement, on mine en secret le vieux palais de l'imposture fondé depuis 1775 années. Si on l'avait assiégé dans les formes on aurait cassé hardiment l'infâme arrest qui ordonna l'assassinat du chevalier de la Barre et de Morival. On en rougit, on en est indigné, mais on s'en tient là, on n'a pas eu le courage de condamner ces exécrables juges à la peine du talion. On s'est contenté d'offrir une grâce dont nous n'avons point voulu. Il n'y a que vous de vraiment grand. Je remercie votre majesté avec des larmes d'attendrissement et de joye. J'ay demandé à votre majesté ses derniers ordres; et je les attends pour renvoier à ses pieds ce Morival dont j'espère qu'elle sera très contente.

Daignez conserver vos bontés pour ce vieillard qui ne se porte pas si bien que le Kain le dit.