1775-09-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Votre dernière lettre est un chef d'œuvre de raison, d'esprit, de goust et de bonté.

C'est un sage qui nous instruit,
C'est un héros qui s'humanise,
Rien de si beau ne fut produit
Sur le Parnasse et dans l'église.
Mon cœur s'émeut quand je vous lis.
Tout près de mon heure suprême
Grâce à vous seul je rajeunis.
J'admire votre gloire extrême
Comme ont fait tous vos ennemis:
Mais je fais bien mieux, je vous aime
Comme je vous aimai jadis.

Je sens une joie mêlée d'attendrissement quand les étrangers qui viennent chez moy s'inclinent devant votre portrait, et disent: Voilà donc ce grand homme!

Chaque peuple à son tout a régné sur la terre
Par les loix par les arts et sur tout par la guerre.
Le siècle de la Prusse est à la fin venu.

Il est vrai qu'à présent on peut observer parmi presque tous les souverains de l'Europe une émulation de se signaler par de grands et d'utiles établissements. Il semble même que la superstition diminue dans quelques cours. Mais quel est le prince qui aproche de votre philosophie? Par ma foy il est très vrai que vous pensez en Marc Aurele et que vous écrivez en Cicéron, et cela dans une langue qui n'était pas la vôtre. Les lettres familières de Ciceron ne valent pas celles de Federic le grand. Vous êtes plus gai que lui, comme vous êtes meilleur général, quoyqu'il ait combattu une fois au même endroit qu'Alexandre.

Je remercie bien votre majesté de ses bonnes intentions pour divus Detalondus martir de la philosophie. Il y a autant de grandeur et de vertu à protéger de tels martir qu'il y a d'infamie et de barbarie à les faire.

On me dit que votre majesté fait le voiage de Silesie, suivie de Messieurs les princes de Virtemberg. J'ignore si c'est le duc régnant ou le prince Louis, ou le prince Eugene, ou quelqu'un de ses enfans. Si c'était le duc régnant, j'oserais vous demander votre protection auprès de lui. J'aime à ne point mourir sans avoir de nouvelles preuves de vos bontés. Je m'endormirai dans la paix du Seigneur. Je finis ma vie par l'établissement d'une colonie assez florissante à Ferney. Votre majesté peut se souvenir que mon premier dessein était de l'établir à Cleves. J'aurais espéré alors d'être assez heureux pour me jetter encor une fois à vos pieds. C'est une consolation dont il ne m'est plus permis de me flatter. Daignez me conserver un souvenir qui est envié de tous les princes qui vous ont aproché.

V.