1777-04-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Jean Mignot, abbé de Seillières.

Je vous réponds sur le champ, mon cher ami, car je suis piqué contre feu Laleu, le paresseux et le grand seigneur qui aimait mieux m'avancer de l'argent que de me faire rentrer le mien.
Je suis piqué contre m. d'Ailly, son successeur, qui m'a très probablement fait perdre mon hypothèque, et contre m. Du Tertre qui me répond lanterne, et contre l'intendant du duc de Bouillon qui ne me répond rien. Je pourrais être beaucoup plus piqué encore contre m. le duc régnant de Virtemberg qui me traite comme un de ses sujets, c'est à dire qui me prend mon argent.

Etant en si beau train d'être piqué, je dois l'être violemment contre ceux qui ont abusé de ma facilité dans l'établissement de ma colonie, et qui veulent que je paye cent mille francs cette année, lorsque je n'ai pas de quoi payer mon boucher.

Vous voyez, mon cher ami, que je suis un apoplectique qui a le sang fort en mouvement. Je profite de vos bons conseils; je me jette entre les bras de votre secrétaire procureur. Je vous envoie un petit mot de procuration pour lui; et je vous jure que je ne bâtirai plus de ville. Je ne sais comment fit Caïn pour bâtir la ville d'Enos lorsqu'il était errant sur la terre, lui troisième; mais s'il y fut aussi embarrassé que moi, je tiens qu'il fut assez puni d'avoir cassé la tête à son frère. Je n'ai pas tué mon frère le janséniste, le convulsionnaire, le fanatique, qui se croyait puissant en œuvres et en paroles. J'aime ma famille, et surtout vous, à qui je suis tendrement attaché pour le peu de temps que j'ai encore à vivre.

Je vais demander l'aumône à la porte du château et des maisons que j'ai bâtis, en attendant que votre procureur batte en ruine les fortifications de Bouillon.

Made Denis et moi, nous vous embrassons du meilleur de notre cœur.