1740-07-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Hier vinrent pour mon bonheur,
Deux bons tonnaux de Germanie.
L'un contient du vin de Hongrie,
L'autre est la panse rebondie
De monsieur votre ambassadeur.

Si les rois sont les images des dieux, et les ambassadeurs les images des rois, il s'ensuit, sire, par le quatrième téorème de Volf que les dieux sont jouflus et ont une phisionomie très agréable. Heureux ce mr de Camas, non pas tant de ce qu'il représente votre majesté que de ce qu'il la reverra. Je volay hier au soir chez cet aimable mr de Camas, envoyé et chanté par son roy, et dans le peu qu'il m'en dit j'apris que votre majesté, que j'apeleray toujours votre humanité, vit en homme plus que jamais, et qu'après avoir fait sa charge de roy sans relâche les trois quarts de la journée, elle jouit le soir des douceurs de l'amitié, qui sont si audessus de celles de la royauté.

Nous allons dîner dans une demi heure tous ensemble chez madame la marquise du Chastelet. Jugez sire quelle sera sa joye et la mienne. Depuis l'aparition de Mr de Keizerling nous n'avons pas eu un si bau jour.

Cependant vous courez sur les bords du Pregel,
Lieux où la glace est fréquente, et très rare est dégel.
Puisse un diadème éternel
Orner cet aimable visage!
Apollon l'a déjà couvert de ses lauriers
Mars y joindra les siens si jamais l'héritage
De ce beau pays de Juliers
Dépendoit des combats et de votre courage.

Votre majesté sait qu'Apollon, le dieu des vers, tua le serpent Pithon et les Aloides. Le dieu des arts se battoit comme un diable dans l'occasion.

Ce Dieu vous a donné son carquois et sa lire.
Si l'on doit vous chérir on doit vous redouter.
Ce n'est point des exploits que ce grand cœur désire,
Mais vous savez les faire et les savez chanter.

C'est un peu trop à la fois sire mais votre destin est de réussir à tout ce que vous entreprendrez, parce que je sçai de bonne part que vous avez cette fermeté d'âme qui fait la base des grandes vertus.

D'ailleurs dieu bénira sans doute le règne de votre humanité, puisque quand elle s'est bien fatiguée tout le jour à être roy pour faire des heureux, elle a encor la bonté d'orner sa lettre à moy chétif,

D'un des plus aimables sixains
Qu'écrive une plume légère.
Vers doux, et sentiments humains
De telle espèce il n'en est guère
Chez nos seigneurs les souverains,
Ny chez le bel esprit vulgaire.

Votre humanité est bien adorable de la façon dont elle parle à son sujet sur le voiage de Cleves.

Vous faites trop d'honneur à ma persévérance.
Connaissez les vrais nœuds dont mon cœur est lié.
Je ne suis plus, hélas! dans l'âge où l'on balance
Entre l'amour et l'amitié.

Je me berce des plus charmantes espérances sur la vision béatifique de Cleves. Si le roy de France envoye complimenter votre majesté par qui je le désire, je vous fais ma cour. Sinon, je vous fais encor ma cour. Votre majesté ne soufrira t'elle pas qu'on vienne luy rendre hommage en son privé nom sans y venir en cérémonie? De manière ou d'autre Simeon verra son salut.

L'ouvrage digne de Marc Aurele est bientôt tout imprimé. J'en ay parlé à votre majesté dans cinq lettres. Je l'ay envoyé selon la permission expresse de votre majesté, et voylà Monsieur de Camas qui me dit qu'il y a un ou deux endroits qui déplairoient à certaines puissances. Mais moy j'ai pris la liberté d'adoucir ces deux endroits, et j'oserois bien répondre que le livre fera autant d'honneur à son auteur quel qu'il soit qu'il sera utile au genre humain. Cependants s'il avoit pris un remords à votre majesté il faudroit qu'elle eût la bonté de se hâter de me donner ses ordres, car dans un pays comme la Hollande, on ne peut arrêter l'empressement avide d'un libraire qui sent qu'il a sa fortune sous presse.

Si vous saviez sire combien votre ouvrage est audessus de Machiavel, même par le style, vous n'auriez pas la cruauté de le suprimer. J'aurois bien des choses à dire à votre majesté sur une accadémie qui fleurira bientôt sous ses auspices. Me permettra t'elle d'oser luy présenter mes idées, et de les soumettre à ses lumières?

Je suis toujours avec le plus respectueux et le plus tendre dévouement,

Sire,

de votre majesté et de votre humanité,

le très humble.