près de Colmar 9 novbre [1753]
Il y a quatre à cinq mois mon cher marquis que je n'ay reçu de vos nouvelles, et enfin vous me faites des reproches de mon silence.
Vous avez raison. Comment voulez vous que je me souvienne de mes amis quand je jouis de la santé la plus brillante, et que je nage dans les plaisirs? L'éclat éblouissant de mon état fascine toujours un peu les yeux. Il faut pardonner à l'ivresse de la prospérité; cependant je vous assure que du sein de mon bonheur qui est audelà de toutte expression je suis très sensible à votre souvenir. Je vous suis plus attaché qu'à Zulime. Je ne suis guères dans une situation à penser aux charmes de la poésie et aux orages du parterre et je vous avoue qu'il me serait bien difficile de receuillir assez mon esprit pour penser à ce qui m'amusait tant autrefois. Vous proposez le bal à un homme perclus de ses membres. Cependant mon cher marquis il n'y a rien que je ne fasse pour vous quand j'aurai un peu repris mes sens. Mais àprésent je suis absolument hors de combat. Attendons des temps plus favorables, s'il y en a. Franchement ma situation jure un peu avec ce que vous me proposez. Je suis plutôt un sujet de tragédie que je ne suis capable de travailler à des tragédies. Conservez moy mon cher marquis une amitié qui m'est plus chère que les aplaudissements du parterre. Un jour nous pourons parler de Zulime, car il ne faut pas se décourager, mais je suis en pleine mer au milieu d'une tempête. Le port où je pourais vous embrasser me ferait tout oublier.