1775-09-15, de Simon Louis Pierre de Cubières, marquis de Cubières à Voltaire [François Marie Arouet].

Permettez, monsieur, que mon premier soin au retour de mon voyage soit de vous remercier de l'accueil gracieux que vous avez bien voulu me faire.
En arrivant chez vous je venais de voir une cour que je ne connaissais point, ce qui peut être fort intéressant pour un homme qui aime à observer. . . . 

Mais voir un vieillard respectable
Agé de quatre-vingt deux ans
Souper avec des jeunes gens
Et plus longtemps qu'eux tenir table,
Le voir fidèle à la gaieté
Se permettre un doux badinage
Et même en dépit de son âge
Séduire encore la beauté;
Le voir enfin par complaisance,
S'amuser de notre caquet,
Quitter sans trop de répugnance
Son sceptre pour notre hochet
Et descendre à notre ignorance:
Entendre l'ami de Phebus,
Le favori des neuf pucelles,
L'auteur d'Alzire et de Brutus,
Et de tant d'œuvres immortelles:
Nous parler de pièces nouvelles,
De musique, de madrigaux,
De coulisses et de ruelles,
Et de femmes et de chevaux,
Et de l'Anglais qui se ruine,
Pour se faire aimer de Laïs
Et des volages Adonis,
Dont elle est folle à la sourdine,
Et de ces vers si renommés,
Avant qu'ils aient vu la lumière
Et qui s'en vont chez la beurière
Aussitôt qu'ils sont imprimés,
Et de mille autres bagatelles,
Fort nécessaires à Paris,
Qui font l'amusement des belles
Et la gloire de mon pays,
Voilà certes ce qui m'étonne
Et m'intéresse en même temps
Ce qui fait que je lui pardonne
Et ses succès et ses talens.

Ce qui m'étonne encore plus, c'est la ville que vous faites bâtir; ce qui me charme ce sont les encouragements que vous donnez à l'agriculture et au commerce dans un pays où le sol était si ingrat qu'à peine pouvait il fournir à la subsistance de ses habitants.

Ainsi jadis on vit construire
Une ville par Amphion.
Vous faites croire à cette fiction
Et le chantre thébain vous a légué sa lyre.

Mais la ville que vous avez bâtie, ne sera point habitée je pense par des guerriers qui dépeuplent la terre, par de plats auteurs qui l'ennuient, mais par d'honnêtes laboureurs qui la rendront fertile, par des commerçants estimables qui l'enrichiront, et si jamais quelque conquérant vient y porter la désolation il respectera sûrement votre château comme Alexandre respecta la maison dupoète Pindare, dont les écrits sont beaucoup moins admirables que les vôtres.

Suivez, suivez l'impulsion
Et l'instinct de votre génie,
Excitez l'admiration
Confondez Nonotte et l'envie,
Cultivez vos champs, vos guérets,
Transformez les déserts en villes,
Changez les malheureux en citoyens utiles,
Régnez sur eux par vos bienfaits,
Conduisez la charrue et dirigez l'équerre,
Embellissez et fécondez la terre,
Envoyez nous souvent sous des noms empruntés
Des vers ingénieux, de la prose légère,
Et malgré tous vos soins comptez
Que vos écrits offrent tant de beautés
Qu'ils trahissent bientôt le secret de leur père.