14e juillet 1769 à Ferney
J'ai reçu ces jours cy, Monsieur, le plan du dictionaire du commerce; je vous en remercie.
Il y aura grâce à vous des commerçants philosophes. Je ne verrai certainement pas l'édition des cinq volumes, je suis trop vieux et trop malade; mais je souscris du meilleur de mon cœur, c'est ma dernière volonté. J'ai deux tîtres éssentiels pour souscrire; je suis vôtre ami et je suis commerçant. J'étais même très fier quand je recevais des nouvelles de Portobello et de Buenos-Aires. J'y ai perdu quarante mille écus. La philosophie n'a jamais fait faire de bons marchés, mais elle fait suporter les pertes. J'ai mieux réussi dans la profession de laboureur. On risque moins, et on est moralement sûr d'être utile.
Avouez qu'il est assez plaisant qu'un théologien qui pouvait couler à fond St Thomas et St Bonaventure embrasse le commerce du monde entier, tandis que Crozat et Bernard n'ont jamais lu seulement leur catéchisme. Certainement vôtre entreprise est beaucoup plus pénible que la leur; ils signaient des lettres écrites par leurs commis. Je vous souhaitte la trente troisième partie de la fortune qu'ils ont laissée, celà veut dire un million de bien que vous ne gagnerez certainement pas avec les libraires de Paris. Vous serez utile, vous aurez fait un excellent ouvrage
Le commerce des pensées est devenu prodigieux. Il n'y a point de bonne maison dans Paris et dans les païs étrangers, point de château qui n'ait sa bibliothêque. Il n'y en aura point qui puisse se passer de vôtre ouvrage; tout s'y trouve puisque tout est objet de commerce.
Vôtre ami et vôtre confrère en Sorbonne a donc quitté la théologie pour l'histoire comme vous pour l'économie politique.
Vous savez sans doute qu'il fait actuellement une belle action. Je lui ai envoié Sirven, il a la bonté de se charger de faire rendre justice à cet infortuné. La philosophie a percé dans Toulouse, et parconséquent l'humanité. Sirven obtiendra sûrement justice, mais il a pris la route la plus longue, il ne l'obtiendra que très tard, et il sera encor bien heureux; son bien reste confisqué en attendant. N'est-ce pas un objet de commerce que la confiscation? car il se trouve qu'un fermier du domaine gagne tout d'un coup la subsistance d'une pauvre famille, et par un virement de parties le bien d'un innocent passe dans la poche d'un commis.
On me fait à moi une autre injustice; on m'impute une histoire du parlement en deux petits volumes. Il y a dans cette histoire des anecdotes de greffe, dont Dieu merci je n'ai jamais entendu parler. Il y a aussi des anecdotes de cour que je connais encor moins et dont je ne me soucie guères. L'ouvrage d'ailleurs m'a paru assez superficiel, mais libre et impartial. L'auteur, quelqu'il soit, a très grand tort de le faire courir sous mon nom. Je n'aime point en général qu'on morcelle ainsi l'histoire. Les objets intéressants qui regardent les différents corps de l'état doivent se trouver dans l'histoire de France, qui par parenthèse, a été jusqu'icy assez mal faitte.
Continuez, Monsieur, vôtre ouvrage aussi utile qu'immense, et songez quelquefois en y travaillant que vous avez au pied des Alpes un partisan zèlé et un ami.
Voulez vous bien envoier à vôtre libraire Etienne le petit billet cy joint?