1769-10-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, j'aurais dû plus tôt vous faire mon compliment de condoléance sur votre triste voyage d'Orangis; je vous aurais demandé ce que c'est qu'Orangis, à qui appartient Orangis, s'il y a un beau théâtre à Orangis, mais j'ai été dans un plus triste état que vous.
Figurez vous qu'au premier octobre il est tombé de la neige dans mon pays; j'ai passé tout d'un coup de Naples à la Sibérie; cela n'a pas raccommodé ma vieille et languissante machine. On me dira que je dois être accoutumé, depuis quinze ans à ces alternatives; mais c'est précisément parce que je les éprouve depuis quinze ans que je ne les peux plus supporter. On me dira encore, George Dandin, vous l'avez voulu; George répondra comme les autres hommes, J'ai été séduit, je me suis trompé, la plus belle vue du monde m'a tourné la tête; je souffre, je me repens; voilà comme le genre humain est fait.

Si les hommes étaient sages, ils se mettraient toujours au soleil, et fuiraient le vent du nord comme leur ennemi capital. Voyez les chiens, ils se mettent toujours au coin du feu, et quand il y a un rayon de soleil ils y courent. La Motte qui demeurait sur votre quai se faisait porter en chaise depuis dix heures jusqu'à midi sur le pavé qui borde la galerie du Louvre, et là il était doucement cuit à un feu de réverbère.

J'ai peur que les maladies de made D'Argental ne viennent en partie de votre exposition au nord. N'avez vous jamais remarqué que tous ceux qui habitent sur le quai des Orfèvres ont la face rubiconde, et un embonpoint de chanoine, et que ceux qui demeurent à quatre toises derrière eux, sur le quai des Morfondus, ont presque tous des visages d'excommuniés?

C'est assez parler du vent du nord que je déteste et qui me tue.

Vous avez sans doute vu Hamlet. Les ombres vont devenir à la mode; j'ai ouvert modestement la carrière, on va y courir à bride abattue, domandavo aqua non tempesta. J'ai voulu animer un peu le théâtre en y mettant plus d'action, et tout actuellement est action, et pantomime; il n'y a rien de si sacré dont on n'abuse. Nous allons tomber en tout dans l'outré et dans le gigantesque, adieu les beaux vers, adieu les sentiments du cœur, adieu tout. La musique ne sera bientôt plus qu'un charivari italien, et les pièces de théâtre ne seront plus que des tours de passe-passe. On a voulu tout perfectionner et tout a dégénéré. Je dégénère aussi tout comme un autre. J'ai pourtant envoyé à mon ami la Borde le petit changement que je vous avais envoyé pour Pandore, un peu enjolivé. Je vous avoue que j'aime beaucoup cette Pandore, parce que Jupiter est absolument dans son tort et je trouve extrêmement plaisant d'avoir mis la philosophie à l'opéra. Si on joue Pandore je serais homme à me faire porter en litière à ce spectacle, mais sic vos non vobis mellificatis apes.

J'ai donné quelquefois à Paris des plaisirs dont je n'ai point tâté. J'ai travaillé de toute façon pour les autres et non pas pour moi; en vérité rien n'est plus noble.

Je vous ai envoyé je crois deux placets pour monsieur le duc de Praslin, ce n'est point encore pour moi, je ne suis point marin, dont bien me fâche; je me meurs sur un vaisseau; sans cela est ce que je n'aurais pas été à la Chine il y a plus de trente ans pour oublier toutes les persécutions que j'essuyais à Paris, et que j'ai toujours sur le cœur?

Mille tendres respects à made d'Argental.

A propos, si tout est chez moi en décadence, mon tendre attachement pour vous ne l'est pas.