1775-01-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, quand vous m'aurez donné une adresse, je vous enverrai quelque chose pour vous amuser, ou pour vous ennuyer.
En attendant, voici le projet de la petite pancarte que nous demandons à mr de Vergennes. Nous ne voulons aucune autre grâce pour le présent. Nous vous supplions avec la plus vive instance de nous appuyer auprès de mad. la duchesse D'Anville. Dites lui je vous en conjure, que nous n'aurions voulu implorer que ses bontés. Nous n'attendons rien que de la générosité de son cœur; mais nous n'avons pu nous empêcher de donner part de nos demandes au ministre du roi de P., parce qu'il a un ordre exprès du roi son maître de solliciter en faveur de notre infortuné jeune homme. Mais c'est sur mad. D'Anville que nous fondons toutes nos espérances, et c'est vous mon cher ange, qui nous avez ouvert cette voie de salut. Consommez votre ouvrage; tâchez de nous faire avoir un saufconduit bien honorable, et qui ne soit pas dans la forme commune. Puissé je vous amener mon très estimable infortuné, qui est sans doute actuellement à Vesel, comme st François Xavier était en deux lieux à la fois, et comme cela est très commun parmi nous! Après cela nous verrons à loisir s'il est permis à un juge de village, de solliciter pendant trois mois de faux témoignages pour perdre de jeunes gens de seize à dix-sept ans, parce qu'ils étaient parents de mad. de Brou, abbesse de Villancour, et que cette abbesse n'avait pas voulu donner une pensionnaire de son couvent très riche au fils de ce vilain juge en mariage.

Nous verrons s'il est permis à ce détestable juge de choisir pour assesseur un marchand de bois reconnu pour fripon, condamné comme tel par des sentences des consuls qui a été autrefois procureur, et qui n'a jamais été gradué.

Nous verrons s'il est loyal à trois misérables de cette espèce, de faire à trois enfants un procès criminel de six mille pages et de finir par donner la question ordinaire et extraordinaire à ces enfants, par leur arracher la langue avec des tenailles, par leur couper le poing sur un poteau, par les jeter tout vivants dans un bûcher composé de deux voies de bois de compte, et de deux voies de fagots à doubles liens.

Nous verrons si Pasquier, petit-fils d'un crieur du Châtelet, s'est immortalisé en rapportant au parlement ce procès de six mille pages, pendant que le premier président dormait.

Nous verrons si le bien jugé, qui n'a passé que de deux voix, n'est pas le plus infernalement mal jugé.

Nous aurons, je l'espère, des preuves évidentes de tout ce que je vous dis, et nous les mettrons sous les yeux du roi et de l'Europe entière, mais commençons par notre sauf-conduit. Je ne puis rien, je ne veux rien, j'abandonne tout sans ce préalable. Je veux finir par là ma carrière. Ne croyez, ne consultez aucun bavard d'avocat, qui vous cite Papon et Loisel, comme si Papon et Loisel avaient été des rois législateurs. Ne consultez, mon cher ange, que votre raison et votre cœur.

Dites je vous en conjure à mr de Condorcet tout ce qui est dans ma lettre.

C'est pour le coup que je me mets à l'ombre de vos ailes et que j'y veux mourir.