16 janvier 1775
Mon cher ange, je sens la grandeur de vos pertes, et je sens aussi que dans mon misérable état je ne puis être au nombre de ceux qui par leur présence, par leur assiduité et par leur zèle sont à portée de verser quelque consolation dans votre belle âme.
Il est certain que si je puis avoir au printemps un peu de force et si je suis sûr d'être entièrement ignoré, je viendrai me jeter entre vos bras. Ne pourriez vous point trouver quelque façon de me mettre à portée de venir vivre quelque temps pour vous seul avant que je meure? Si par exemple m. le duc de Praslin allait à Praslin au printemps, si vous y alliez passer une quinzaine de jours, s'il voulait avoir la bonté de me donner une chambre bien chaude dans ce château que j'ai habité si longtemps, je viendrais vous y trouver et jouir de vos bontés et des siennes sans être tenté d'entrer dans Paris. J'abandonnerais volontiers pour vous ma colonie qui demande mes soins continuels du soir au matin. Vous seriez ma consolation beaucoup plus que je ne serais la vôtre, car vous avez perdu la plupart de vos amis, et j'ai perdu les trois quarts de moi même.
Si je ne puis vous apporter mon douloureux et triste individu, accablé par la vieillesse, et n'ayant que la mort en perspective, je vous enverrai du moins trois ou quatre petits enfants que j'ai faits en dernier lieu pour vous amuser. J'ai grand'peur qu'ils ne me survivent pas, mais en y travaillant je vous avais toujours devant les yeux. Je me disais toujours, cela pourra-t-il plaire à mr D'Argental? Il faut savoir à présent comment je pourrai vous faire tenir cette petite famille. N'avez vous point, vous et m. de Thibouville, quelque ami contre-signant? Pourrais je envoyer trois exemplaires à mr le duc de Praslin? J'attends sur cela vos ordres, vous autres gens de Paris, vous n'êtes nullement exacts en correspondance. Par exemple, mr De Thibouville m'avait écrit qu'il avait envoyé chez le banquier Tourton pour une chaîne de montre, et il se trouve aujourd'hui que c'est chez le banquier Germain. Pourvu qu'on sorte de chez soi à l'heure des spectacles, il semble que toutes les affaires du monde soient faites. Je demande pardon à mr De Thibouville de cette petite observation.
Ce qui regarde mon jeune Prussien est plus sérieux. Le roi de Prusse commence à sentir tout son mérite et en effet, les progrès que cet officier a faits chez moi dans l'art du génie et du dessin sont étonnants. J'ai senti tous les inconvénients de purger sa contumace. J'ai prié il y a lo ngtemps mr D'Hornoy d'abandonner la lecture de l'énorme fatras qu'il a entre les mains. Il faudrait commencer par prouver démonstrativement que ce procès abominable n'a été entamé que par une cabale contre mde De Brou, abbesse de Villancourt. Il faudrait prouver que des témoins ont été subornés. Un tel procès durerait quatre ou cinq ans, épuiserait les bourses des plaideurs et la patience des juges, et je mourrais de décrépitude avant qu'on obtînt quelque arrêt qui mît au monde les choses en règle.
La révision des Calas a duré trois années; celle des Sirven en a duré sept, et je serai mort probablement dans six mois. Nous nous bornons pour le présent à demander un sauf-conduit pour une année. J'envoie le modèle du sauf-conduit à mde la duchesse D'Enville et à m. l'ambassadeur de Prusse. Ce modèle doit être présenté et réformé. C'est ce me semble m. le comte de Vergennes qui doit le signer, puisqu'il est adressé à un étranger, qui est réputé être actuellement de service à Vezel. J'ai joint à ce modèle réformable7 de sauf-conduit un petit bout de requête aussi réformable. On pourra mettre aisément le tout dans la forme usitée au bureau des affaires étrangères. Je vous supplie donc, mon très cher ange, de voir ces papiers chez mad. la duchesse D'Enville et de nous aider de vos conseils et de vos bons offices. Il me semble que ce sauf-conduit motivé par le dessein apparent de venir purger sa contumace ne peut être refusé, et que c'est presque une chose de droit. Je me flatte que m. le comte De Maurepas, persuadé par les justes raisons de made la duchesse d'Enville, engagera mr le comte De Vergennes à donner le sauf-conduit le plus favorable. Ce jeune homme assurément mérite mieux que cette petite grâce. Mais enfin c'est toujours beaucoup si nous l'obtenons. Nous aurons du moins après cela le temps de présenter une requête au roi qui pourra couvrir les juges et les témoins d'un opprobre éternel, si cette requête est assez intéressante et assez bien faite pour aller à la postérité, et pour effrayer les fanatiques à venir.
Cette affaire, mon cher ange, est après vous ma grande passion, c'est en me dévouant pour venger l'innocence que je veux finir ma carrière. Daignez m'aider dans le dernier de mes travaux.