1774-12-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, vous passez bien rapidement par de tristes épreuves.
Votre lettre que la douleur a écrite pénètre mon coeur. Je savais bien que m. Defeline était un homme d'un rare mérite, mais j'ignorais que vous fussiez lié avec lui d'une amitié si tendre. La mort vous a donc tout enlevé, frère, femme, amis. Je vous vois presque seul. Je ne suis pas fait assurément pour remplir ce vide effroyable. Je partirais sur le champ si j'avais la force de me traîner. Que je volerais vite vers vous! que je partagerais tous vos sentiments! Je ne voudrais exister dans un coin de Paris que pour être uniquement à vos ordres. Mon cher ange, vous êtes malheureux par votre cœur. Votre douleur même porte avec elle la plus flatteuse des consolations, le secret témoignage de ne souffrir que parce que vous avez une belle âme. Pour moi je souffre de la tête aux pieds dans mon pauvre corps, et mon esprit est à la torture par ma situation, par le combat continuel entre le désire de venir me jeter entre vos bras et l'impuissance actuelle de m'y rendre.

Occupez vous beaucoup, mon cher ange; je ne connais que ce remède dans l'état où vous êtes. Je suis malade dans mon lit à quatre-vingts ans passés, au milieu des neiges. Je m'occupe et cela seul me fait vivre.

Je vous enverrai au mois de janvier un petit résultat d'une partie de mes occupations. J'ose penser qu'il vous amusera, vous et mr De Thibouville qui vous tient, je crois, compagnie. Mais vous avez des soins plus importants qui font diversion à vos chagrins. Votre place même est pour vous une nécessité de vous distraire. Vous avez m. le duc de Praslin qui a besoin de vous autant que vous avez besoin de lui et à qui je vous prie de présenter mon respectueux et tendre attachement. D'ailleurs y a-t-il quelqu'un dans la bonne compagnie de Paris qui n'ambitionne le bonheur de vivre avec vous?

J'ose compter parmi les objets qui pourront occuper votre âme noble et sensible, l'affaire du jeune homme pour qui vous prenez un si juste intérêt. J'ignore si vous voyez quelquefois made la duchesse D'Anville. Je suis pénétré de ses bontés. Elle me parle d'une grâce. C'était en effet à quoi se bornait d'abord le très estimable infortuné qu'elle daigne protégér. Mais je ne veux point de grâce, je veux absolument justice, et une justice complète. Je n'ai qu'un seul co-accusé à craindre et à diriger: mais c'est un imbécile timide qui d'ailleurs est à cent cinquante lieues de moi. Ce pauvre garçon est le seul obstacle qui m'arrête. J'entrerai avec vous dans tous ces détails quand vous serez un peu plus en état de vous y prêter, et quand il sera temps de purger la contumace. Ce sera alors l'affaire la plus simple, la plus aisée et la plus prompte, comme la plus juste. C'est au parlement même qu'elle doit être jugée, et mon neveu D'Hornoy peut y servir plus que tous les ministres et que toute la cour. Tout cela demande un peu de temps. Je crois même que le parlement a maintenant des affaires plus pressées. Nous verrons bientôt si ses remontrances plairont fort à la cour. Nous verrons si on sera content que le premier effet des grâces infinies du roi ait été de s'en plaindre.

Mon très cher ange, je mets toutes vos douleurs avec les miennes dans mon cœur, ce cœur est en pièces, les pièces sont à vous. Je vous embrasse de mes très faibles bras.

V.

Mille compliments à mr Dethibouville. Je le prie de me dire, si c'est à m. Germain ou à m. Tourton qu'il a envoyé l'argent pour l'artiste de Ferney qui a fait sa chaîne de montre.