1774-12-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon très cher ange pourquoi ne sui-je pas auprès de vous? pourquoy sui-je dans mon lit entre le mont Jura et les Alpes! Hélas vous voyez tout tomber à vos côtés.
Restés, vivés, jouissés d'une santé qui est le fruit de votre sagesse et de votre tempérance. M. de Thibouville a le bonheur de vous tenir compagnie, et moy je suis à plus de cent lieues de vous. Je n'ay jamais senti si cruellement le triste état où je suis réduit. Est il possible qu'en étant prest de perdre pour jamais ce que vous avez perdu, vous ayez pu penser au jeune homme qui est si digne de votre protection, et même à ma colonie?

Vous êtes si occupé de faire du bien que vous ne pouviez vous empêcher de m'en parler dans le temps même où votre coeur était tout entier à vos douleurs et à vos regrets. Restez vous dans votre belle maison? pourrai-je enfin vous y voir à la fin de mars? Car il m'est absolument impossible de remuer de tout l'hiver. Mais vivrai-je jusqu'à la fin de mars? et qui peut compter sur un seul jour?

S'il y a des consolations pour moy, je m'en donne une, c'est de travailler à un ouvrage singulier que je fais principalement pou[r] mériter votre suffrage et pour amuse[r] quelques uns de vos moments. Je vous l'enver[rai] dans six semaines. Je m'imagine que ce sera une petite diversion pour vous. Cette idée adoucit mes peines. Madame Denis sent avec moi touttes les vôtres. Nous vous plaignons, nous parlons de vous sans cesse. M. de Florian entre vivement dans tous nos sentiments. Mr et madame du Puis les partagent. Notre petit officier prussien très français, très sensible, pénétré de ce que vous avez daigné faire pour lui s'intéresse à vous comme s'il avait le bonheur de vous connaître. La reconnaissance est sa principale vertu. Non mon cher ange je n'ai jamais connu de jeune homme plus estimable de tout point, et ces monstres ont osé….

Cette image affreuse me persécute jour et nuit. Je l'écarte pour remplir mon cœur uniquement de vous, pour vous dire que vous êtes ma consolation et que je suis désespéré de ne pouvoir dans ce moment venir contribuer à la vôtre. Vivez mon cher ange.

V.