1775-03-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, le vieux malade avertit qu'il y a un paquet d'une nouvelle édition, arrivé depuis longtemps par la diligence ou par la poste à l'adresse de mr de Thibouville.
Il doit l'avoir reçu ou l'envoyer chercher.

Je suis bien vieux, je l'avoue; mais j'ai plus tôt fait une tragédie que des arrangements pour la faire parvenir à Paris. Il y a quatre éditions de Don Pèdre, dont deux que je ne connais pas. Cela pourrait prouver qu'il y a encore des gens qui aiment les vers passablement faits, et que l'univers entier n'est pas uniquement asservi aux doubles croches.

Le rôle de Léonore plaît à toutes les dames de province, mais ces dames ne disposent pas des suffrages de Paris. Linguet dans une de ses feuilles a eu la témérité de comparer la scène de Don Pèdre et de Guesclin à celle de Sertorius et de Pompée, mais on ferait très mal de jouer cette pièce au tripot de Paris, qu'on appelait autrefois le Théatre français. Il faudrait un Baron et une Le Couvreur avec le Kain. Ce n'est pas là une pièce de spectacle et d'attitudes, et vous n'avez précisément que le Kain dans Paris.

L'affaire de mon jeune homme me tient bien davantage au cœur. Je suis très content de la manière dont le roi son maître en use. J'ai découvert des choses affreuses, infâmes, exécrables qui feront dresser les cheveux à la tête de tous ceux qui ont encore des cheveux. L'aventure des Calas est une légère injustice, et une petite méprise pardonnable en comparaison des manœuvres infernales dont j'ai la preuve en main, et que nous ne produirons qu'avec la discrétion la plus convenable, et une simplicité qui n'offensera aucun magistrat, mais qui touchera tous les cœurs, et surtout ceux comme le vôtre. Je crois que je ne finirai que par prendre le public pour juge. Le jeune homme qui est une des plus sages têtes que j'aie jamais connues fera son mémoire lui même. Il ne parlera point comme les avocats éloquents qui invoquent une loi et un témoignage, qui apportent des raisons victorieuses, qui parlent de l'ordre moral et politique, et de l'ordre des avocats, et qui l'emportent de beaucoup sur maître Petit-Jean. Mais il convaincra tous les esprits par le récit simple de la vérité qui a été jusqu'ici entièrement ignorée.

Adieu, mon cher ange, mon triste état m'empêche de relire ma lettre.

V.