1759-02-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Caroline Louise von Hessen-Darmstadt, margravine of Baden-Durlach.

Madame,

La lettre dont vôtre altesse sérénissime m'honnore est un bienfait nouveau qui me remplit de reconnaissance, et un nouveau charme qui m'attache à elle; vos pastels, Madame, vôtre plume, vos bontés, vous font des sujets ou plutôt des esclaves dans un païs libre.

Tout me plait en vous, tout me touche.
Parlez belle princesse, écrivez, ou peignez.
Les grâces par qui vous régnés,
Ou conduisent vos mains, ou sont sur vôtre bouche.

J'ai une bien forte tentation, madame, de quitter dans les beaux jours de l'été mes petits hermitages, mes petits chateaux ou chaumières, pour venir me mettre aux pieds de vos altesses sérénissimes, dans le palais du meilleur goût que j'aïe jamais vû. Je quitterai mes Epinards et mon persil, pour vos trois mille plantes de l'Asie et de l'Afrique, mes petits bois pour vôtre immense forêt de Dodone, mes lièvres pour vos chevreuils, enfin ma liberté pour les belles chaines dont vous enchainez tous ceux qui ont l'honneur de vous aprocher.

J'ai perdu dans madame la Markgrave de Bareith une princesse qui m'honnora toujours d'une bonté inaltérable; je retrouve en vous, Madame, son esprit, ses talents et ses grâces, et tout celà très embelli. Je voudrais mériter d'y retrouver la même bienveillance.

Fasse le ciel que le saint Empire romain qui est sans dessus dessous, depuis trois ans, puisse être aussi tranquile l'Eté prochain qu'on l'est dans le beau séjour du repos de Charles, le midy de l'Allemagne est bien heureux, il ne se ressent point des horreurs de la guerre, et il vous possède. On attend la mort du Roy d'Espagne pour troubler le reste de l'Europe. Mylord Marechal, ou Mr Keit, gouverneur de Neufchatel, vient de passer par nos Alpes pour aller négotier en Italie. On dit que ce n'est pas pour la pacification générale. Mais, madame, pourquoi vous parler de nouvelles? il est plus doux de s'entretenir de Monseigneur le Markgrave et de vous.

Je suis avec le plus profond respect

Madame

de votre Altesse Sérénissime

Le très humble et très obéïssant serviteur

Elle pardonnera à un pauvre malade qui ne saurait écrire de sa main.

Voltaire