1766-10-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

La vieillesse et la maladie qui m'empêchent de venir apporter moi même à Vôtre Altesse Sérénissime ce qu'elle demande, me privent encor de la consolation de lui écrire de ma main.
Je n'ai que ce seul éxemplaire, j'en détache la couverture affin qu'il puisse arriver plus commodément par la poste. L'ouvrage ne vaut pas le port. Cent soixante et dix pages pour dire qu'on ne sçait rien sont des pages fort inutiles, mais les livres de ceux qui croient savoir quelque chose sont plus inutiles encor. Vôtre esprit digne de vôtre cœur aime encor mieux les indigens qui conviennent de leur pauvreté que les pauvres qui se donnent des airs et qui veulent passer pour riches. Vôtre Altesse Sérénissime recevra donc mes haillons avec bonté. Vos lumières sont bien capables de me faire l'aumône. Les articles où l'on parle de la charlatanerie des savants pouront bien vous ennuier, mais les derniers chapitres pouront vous amuser. Il est du moins permis à un ignorant comme moi de plaisanter.

La plaisanterie de Genêve va bientôt finir. Il y a trop longtemps qu'on y dispute pour bien peu de chose. Les sçavants médiateurs vont leur proposer un code après quoi, on disputera encore comme des Théologiens pour lesquels il a fallu toujours assembler des conciles. L'esprit de contumace a choisi son domicile dans cette petite ville de Genêve. Elle est encor plus heureuse que la Corse qu'on ne peut pacifier depuis cinquante ans. Toute l'Europe est en paix excepté ces deux petits coins de terre. Les petits chiens abboient quand les gros dogues dorment. Ce qui me plait des dissentions de Genêve c'est qu'elles ont valu une troupe de comédiens que les médiateurs y ont établie. Je n'y vas jamais car il y a deux ans que je ne peux sortir de ma chambre. Si je pouvais voiager deux lieues, Madame, j'en ferais cent pour aller me mettre à vos pieds, je viendrais renouveller à vos Altesses sérénissimes le plus profond respect, et l'attachement le plus inviolable.

Votre vieux Suisse V.