1752-10-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange le Siècle (c'est à dire la nouvelle édition, la seule qui soit passable), était déjà presque tout imprimé, il m'est par conséquent impossible de parler cette fois cy de la petite épée que cacha mr votre oncle sous son caffetan.
J'ay rayé bien exactement cette épithète de petit, attribuée au concile d'Embrun. J'ay recommandé à ma nièce d'y avoir l'œil, et je vous prie de l'en faire souvenir. Je voudrais de tout mon cœur qu'il fût regardé comme le concile de Trente, et que touttes les disputes fussent assoupies en France. Mais il parait que vous en êtes assez loin. Le siècle de la philosofie est aussi le siècle du fanatisme. Il me parait que le Roy a plus de peine à acorder les fous de son royaume qu'il n'en a eu à pacifier L'Europe. Il y a en France un grand arbre, qui n'est pas l'arbre de vie, qui étend ses branches de tous côtez, et qui produit d'étranges fruits. Je voudrais que le siècle de Louis 14 pût produire quelque bien. Ceux qui liront attentivement tout ce que j'y dis des disputes de L'église, pouront malgré tous les ménagements que j'ay gardez, se faire une idée juste de ces querelles. Ils les réduiront à leur juste valeur, et rougiront que dans ce siècle cy, il y ait encor des troubles pour de telles chimères. Un petit tour à Potsdam ne serait pas inutile à vos politiques, ils y apprendraient à être philosofes.

Mon cher ange, Les beaux arts sont assurément plus agréables que ces matières. Une tragédie bien jouée est plus faitte pour un honnête homme, mais me demander que je songe àprésent au duc de Foix, et à Rome sauvée c'est demander à un figuier qu'il porte des figues en janvier, car ce n'était pas le temps des figues. Je me suis affublé d'occupations si différentes, toutte idée de poésie est tellement sortie de ma tête, que je ne pourais actuellement faire un pauvre vers alexandrin. Il faut laisser reposer la terre. L'imagination gourmandée ne fait rien qui vaille. Les ouvrages de génie sont aux compilations ce que le mariage est à l'amour. L'himen vient quand on l'appelle, L'amour vient quand il luy plait. Je compile àprésent, et Le dieu du génie est allé au diable.

En vous remerciant de la notte pour l'abbé de St Pierre. J'avais deviné juste, qu'il était mort en 43. Je luy ay fait un petit article assez plaisant. Il y en a un pour Valincourt qui ne sera pas inutile aux gens de lettres, et qui plaira à la famille. Je n'ay point de réponse de M. Secousse. Il est avec les vieilles et inutiles ordonances de nos vieux rois, mais il a pour rassembler ces monuments d'inconstance et de Barbarie, six mille livres de pension. Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde.

Mes anges ce monde est un naufrage. Sauve qui peut est la devise de chaque individu. Je me suis sauvé à Potsdam, mais je voudrais bien que ma petite barque pût faire un petit trajet jusques chez vous. Je remets toujours de deux mois en deux mois à faire ce joly voiage. Il ne faut pas que je meure avant d'avoir eu cette consolation. Je ne sçai pas trop ce que je deviendray. J'ay cent ans, tous mes sens s'affaiblissent, et il y en a d'enterrez. Depuis huit mois je ne suis sorti de mon apartement que pour aller dans celuy du roy ou dans le jardin. J'ay perdu mes dents. Je meurs en détail. Je vous embrasse tendrement, je vous souhaitte une santé constante, une vieillesse heureuse. Je me regarderai comme très malheureux si je ne passe pas mes derniers jours ô anges! auprès de vous et à l'ombre de vos ailes.

V.