1752-09-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange le premier tome du siècle, et le tiers du second sont déjà faits.
Cependant vous croyez bien que je ferai L'impossible pour insérer L'article dont vous désirez que je parle. Il n'y aura qu'à mettre un carton, sacrifier quelque verbiage inutile d'une demi page, et mettre ce que vous désirez à la place. La vraye niche où je pourais encadrer ce fait serait la querelle avec le pape sur les franchises. On ferait figurer fort bien le grand turc avec notre saint père, et le roy les braverait tout deux par ses ambassadeurs. Il est vray malheureusement que Louis 14 avait tort sur ces deux points, et qu'il céda à la fin sur l'un et sur l'autre. Il n'était pas excusable de vouloir soutenir à main armée dans Rome un abus que touttes les têtes couronnées concouraient à déraciner. Il ne l'était pas devantage de vouloir s'opposer seul à un usage très raisonable établi dans tout L'orient. Vouloir qu'un ambassadeur entre chez le grand turc avec l'épée au côté dans un pays où l'on n'en porte point et où les janissaires de la garde n'ont que de longs bâtons, est une chose aussi déplacée que de dire la messe le fusil sur L'épaule.

Cependant ce fait servira au moins à faire voir la hauteur de Louis 14. L'histoire raconte les faiblesses comme les vertus. Si vous avez L'ordre de Mr de Torcy d'aller faire la révérence au grand seigneur avec une grande brette par dessus une robe longue, ayez la bonté de m'en avertir.

M. le cardinal de Tensin avec votre permission n'est guères plus raisonable que Louis 14 de se fâcher qu'on ait dit le petit concile d'Ambrun. Veut il qu'un concile de sept évêques soit œcuménique? Vous savez que dans la nouvelle édition je vous ay sacrifié le petit. Entre nous il est fort injuste, et il devrait me remercier de n'avoir appellé ce concile que petit. Mon cher ange je vous demande pardon de la liberté grande.

Autre délicatesse misérable de Mr Dhericour. Je ne feray pas certainement de Valincour un grand homme, il était excessivement médiocre, mais j'enjoliverai son article pour vous plaire.

Mon dieu que j'ay eu raison de me tenir à quatre cent lieues pendant que le siècle fait son premier effet à Paris. Je n'aurais pas seulement à essuier les plaintes de trente personnes qui trouvent que je n'ay pas dit assez de bien de leurs arrière cousins, mais que ne diraient point et les jésuittes et sorboniqueurs, et tutti quanti? Je vous ai déjà mandé que mon absence seule peut leur imposer silence. Ils respecteront alors la vérité plus forte qu'eux, et craindront que je n'en dise davantage. Mais moy habitant de Paris je serais dénoncé à l'archevêque, au nonce, au Mirepoix, au procureur général et à Fréron. Je vous le dis encor regnum meum non est hinc. Dieu me préserve d'être à Paris dans le temps que la seconde édition fera du bruit. On me traitterait comme l'abbé de Prades. Mais je connais mon cher pays; dans deux mois on n'y pensera plus. L'ouvrage sera approuvé de tous les honnêtes gens, les autres se tairont, et alors je viendray jouir de la plus douce consolation de ma vie, du bonheur de vous voir après lequel je soupire, mais qu'une nécessité malheureuse m'a obligé de différer. Conservez moy votre amitié si vous voulez que je revoye Paris.

Je vais revoir Amelie, et m'animer à suivre vos conseils et à rendre l'ouvrage meilleur. Mais un bon conseil ne suffit pas, il faut un bon moment de génie, et on est quelquefois un juste à qui la grâce manque.

Mille tendres respects aux anges.

V.

Je vous supplie de vouloir bien m'écrire ou me faire écrire par la prochaine poste en quelle année est mort cet homme moitié filosofe et moitié fou nommé l'abbé de Saint Pierre.