Potsdam 28 octbre [1752]
Mon cher ange vous êtes le dieu des jansénistes, vous me donnez des commandements impossibles.
Il y a des temps où la grâce manque tout net aux justes. Je me sens actuellement privé de la grâce des vers. Spiritus flat ubi vult. Je ne ferais rien qui vaille si je voulois me forcer. Tu nihil invitâ dices facies ve Minervâ. L'esprit prend malgré qu'il en ait la teinture des choses aux quelles il s'applique. J'ay des besognes si différentes de la poésie qu'il n'y a pas moyen de remonter ma vieille lire toutte désacordée. Valete musæ, et valete curæ, voilà ma devise pour Le moment présent et plût à dieu que ce fût pour toutte ma vie!
D'ailleurs comment voudriez vous qu'on renvoyât à Paris une Rome sauvée toutte changée et qu'on donnast aux acteurs de nouvaux rôles pour la quatrième fois? Ce serait un moyen sûr d'empêcher la reprise de la pièce, de la faire croire tombée et de me faire grand tort: j'entends ce tort qu'on fait aux pauvres autheurs comme moy, le tort de les berner tant qu'on peut. C'est un plaisir que le public se donne très volontiers.
Mon cher ange laissons là Catilina, César et Ciceron pour ce qu'ils valent. Si la pièce telle qu'elle est, peut encor souffrir trois ou quatre représentations, à la bonne heure; si les amateurs de l'antiquité la lisent sans dégoust, tant mieux, c'est là mon premier but, non, ce n'est que le second. Mon premier désir est de venir vous embrasser. Je peux très bien renoncer à tout ce train de téâtre, d'acteurs, d'actrices, de battements de mains, de siflets et d'épigrammes, mais je ne puis renoncer à vous. Je regarde les téâtres et les cours comme des illusions. L'amitié seule est réelle. Pardonnez moy de n'être point encor venu vous voir. Il faut que je prenne encor patience cet hiver. Mon petit voiage, si je suis en vie, sera pour le printemps.
Vous savez que quand vous m'écrivîtes la première fois sur L'audiance et sur L'épée de feu Mr de Feriole, le siècle était déjà presque tout imprimé. Il doit être à présent achevé. Il n'y a pas moyen d'y revenir. Tout ce que je peux faire c'est de veiller au petit concile. J'en parle dans touttes mes lettres à made Denis. Joignez vous à moy. Faites l'en souvenir. Ce sera votre faute si ce petit subsiste dans la nouvelle édition de Paris. Il est malheureusement dans une douzaine d'autres dont la France est inondée et surtout dans celle que l'abbé Pernetti a fait imprimer à Lyon, sous les yeux du père du concile.
Adieu mon cher ange, vous êtes mon concile et je voudrais bien être à vos genoux. Mais laissons passer l'hiver. Je finis, la poste va partir et je n'aurai pas le temps d'écrire à made Denis.
V.