Vous souvenez vous de moy?
Pour moy je vous aimerai toujours quoyque je ne sois plus suisse. Voicy mon cher monsieur de quoy il est question. Vous savez que j'ay acheté des terres en France pour être plus libre. Une descendante du grand Corneille vient dans ces terres. Vous serez peutêtre surpris qu'une nièce de Rodogune sache àpeine lire et écrire. Mais son père malheureusement réduit à l'état le plus indigent et plus malheureusement encor abandonné de Fontenelle n'avait pas eu de quoy donner à sa fille les commencements de la plus minse éducation. On m'a recommandé cette infortunée, j'ay cru qu'il convenait à un soldat de nourrir la fille de son général. Elle arrive chez moy. Elle a apris un peu à lire, à écrire d'elle même. On la dit aimable. Je me ferai un plaisir de luy servir de père et de contribuer à son éducation qu'elle seule a commencée. Si vous connaissez quelque pauvre homme qui sache écrire, lire, et qui puisse même avoir une teinture de géografie et d'histoire, qui soit du moins capable de l'apprendre, et d'enseigner le lendemain ce qu'il aura appris la veille, nous le logerons, chauferons, blanchirons, nourrirons, abreuverons et payerons, mais payerons très médiocrement car je me suis ruiné à bâtir des châtaux et des églises, et des téâtres. Voyez; avez vous quelque pauvre ami? Vous m'avez déjà donné un Corbo dont je suis fort content. Ses gages sont médiocres mais il est très bien dans le châtau de Tourney. Son frère n'est pas mieux dans celuy de Ferney. Notre savant pourait avoir les mêmes appointements. Décidez. Bon soir, mille compliments à madame votre femme. Etes vous enfin un père heureux? Vale amice.
V.
aux Délices 16 xb [1760]