18e fév: 1764 à Ferney
Il y a longtemps, Monseigneur, que j'hésite à vous envoier ce petit conte.
Mais comme il m'a paru un des plus propres et des plus honnêtes, je passe enfin par dessus tous mes scrupules; vous verrez même en le parcourant que vous y étiez un peu intéressé, et vous sentirez combien je suis fâché de ne pouvoir vous nommer. Vôtre Eminence a beau dire que le sacré collège n'est pas heureux en poëtes, j'ai dans mon portefeuille des choses qui feraient honneur à un consistoire composé de Tibulles; mais les temps sont changés. Ce qui était à la mode du temps des cardinaux Duperron et Richelieu, ne l'est plus aujourd'hui. Celà est douloureux.
Je ne sçais si vôtre Eminence est au Plessis ou à Paris; si elle est à la campagne c'est un vrai séjour pour des contes. Si elle est à Paris, elle a autre chose à faire qu'à lire ces rapsodies. On m'a dit que vous pouriez bien être berger d'un grand troupeau. Si celà est adieu les belles lettres. Je ne combattrai point l'idée de vous voir une houlette à la main. Aucontraire, je féliciterai vos ouailles, et je suis bien sûr que vos pastorales seront d'un autre goût que celles Du Puy en Vélai; mais j'avoue qu'au fond de mon cœur j'aimerais mieux vous voir la plume que la houlette à la main. J'ai dans la tête qu'il n'y a personne au monde plus fait par la nature, et plus destiné par la fortune pour jouïr d'une vie charmante et honorée que vous l'êtes. Toutes les houlettes du monde n'y ajouteront rien, ce ne sera qu'un fardeau de plus; mais faites comme il vous plaira, il faut que chacun suive sa vocation. Je n'en ai aucune pour jouer de la harpe dont vous m'avez parlé; cet instrument ne me va pas, j'en jouerais trop mal.
J'ai été enchanté que vous aiez retrouvé à Versailles vôtre ancienne amie; celà lui fait bien de l'honneur dans mon esprit. Je supose que mr Duclos, nôtre secrétaire, est toujours très attaché à Vôtre Eminence. Il a le petit livre de la Tolérance, je vous demande en grâce de le lire et de le juger.
Je n'ai plus de place que pour mon profond respect et mon tendre attachement.
Le vieux de la montagne