à Berlin 29août 1750
Pardonnez-moi d'egaïer un peu la noirceur que ma transplantation répand dans mon âme; et comptez que je n'en ai pas le coeur moins déchiré en vous parlant de l'avanture d'un cu, à laquelle j'ai part malgré moi.
Ne vous scandalisez pas, il ne s'agit point ici de passions mal honêtes. Un marquis de Montperni, attaché à made la Margrave de Bareith et qui est venu avec elle, tombe très dangereusement malade. Il est catholique, car on est ici ce que l'on veut. Un Domestique encor meilleur catholique a été cause d'un assez singulier qui-pro-quo. Le malade tourmenté d'une colique violente envoie chercher l'apoticaire. Le valet occupé du salut de son maître va chercher le viatique. Un prêtre arrive. Montperni qui ne songe qu'à sa colique, et qui a la vue fort mauvaise, ne doute point que ce ne soit un lavement qu'on lui aporte. Il tourne le derrière. Le prêtre étonné veut une posture plus décente. Il lui parle des quatre fins de l'homme. Montperni lui parle de seringue. Le prêtre se fâche; Montperni l'appelle toujours Mr. l'Apoticaire. Vous croiez bien que cette scène a été un peu commentée dans un païs où on respecte fort peu ce que Mr. de Montperni prenait pour un lavement. J'ai un secrétaire Champenois qui est une espèce de poëte d'Antichambre. Il a mis l'avanture en vers d'Antichambre, mais on me les attribue, et ils passent dans tous les cabinets de l'Allemagne, et seront bientôt dans ceux de Paris. Mon destin me suit partout. D'Arnaud fait des stances à la glace pour des beautés qu'on prétend être à la glace aussi et aussitôt les gazettes les débitent sous mon nom. C'est bien pis ici que dans le fonds d'une province de France. Les Berlinois veulent avoir de l'esprit parce que leur roi en a. Qui aurait dit qu'on se piquerait un jour de se connaitre en vers dans le païs des vandales? On y prend pour du vin de Baume, le vinaigre que les marchands de Liége vendent fort cher; et en vérité c'est ainsi qu'en général le gros du public juge de tout. Le goût est un don de Dieu fort rare. Si touttes ces sottises viennent à Paris, je vous prie de me deffendre contre les vandales de nôtre patrie, car il y en a toûjours.
Nous nous préparons à jouer Rome sauvée. Vous ne vous douteriez pas que nous trouvassions ici des acteurs. Ce qui vous étonnera, c'est que le prince Henri, frère du roi, et la princesse Amélie, sa sœur, récitent très bien des vers et sans le moindre accent. La langue qu'on parle le moins à la cour c'est l'allemand; je n'en ai pas encor entendu prononcer un mot. Nôtre langue, et nos belles lettres ont fait plus de conquêtes que Charlemagne. Je fais, comme vous voiez, ce que je peux pour me justifier, mais je n'en ai pas moins de remords de vous avoir quittée. La destinée se joue de nous. Je cherche la guaité aux soupers des Reines et quand je suis rentré chez moi, je trouve la tristesse. Mon inquiétude m'ôte le sommeil. J'attends vôtre permière lettre pour fixer mon âme qui ne sait plus où elle en est.