J'ay été on ne peut pas plus sensible Monsieur et très respèctable ami à la bonne lettre que vous m'avez écrite et au bon conseil que vous me donnez sur ce qui reste à écrire de mes Observations.
Je viens d'écrire à Mr D'Aubenton en faisant cession misérable de tout ce qui concerne le style et la méthode, mais en recommandant Religieusement le fonds. J'écris comme je peins. Traits de vérité à côté de relâchemens impardonnables. Mais je donne le Poisson, c'est au meilleur Cuisinier à y faire la sauce.
Vous m'avez rendu encore un service dont vous ne me dites mot. Vous avez nettoyé et maquignonné mes croûtes, que Grimm a fait partir contre vents et marée. Je vous suis tendrement obligé de vos bontez mais je pense, comme vous pensez sûrement, que l'objet n'en valoit pas la peine. Tout cela s'est fait à la Diable en six mois de tems, et il eût falu quatre mois au moins à chaque tableau, soit pour faire les Etudes de chaque détail, soit pour exécuter et se procurer l'ensemble en réalité. Je vais expier toutes ces sotises, et comme je répugne aux détails d'architecture que les fonds exigent et aux effets trop froids qui en résultent J'ay imaginé de tirer Parti d'un effet trouvé. Vous vous rappellez cette Esquisse d'une Etable, hangard soit Casement champêtre. Je vais en faire le Tableau plus en grand, et sur les Lieux. J'ay deux sujets à choisir, où Voltaire domine en pareil Lieu.
Lieu est historique. A peine nôtre homme se vit seigneur de terre et Patriarche, qu'il se mit à lire tout ce qu'on a écrit sur la Maison Rustique. Un Bœuf tomba malade à Tournex. Il se transporta le livre en main dans L'Etable et fit donner un Lavement dont j'ay oublié le succès. Or voici ce que cela fournit, Le Beuf mourrant dans la Place Principale, des Paysans faisans des efforts pour le mettre sur Pied, Une fermière qui s'arrache les cheveux. Le Patriarche bien éclairé et tout près du sujet principal tient un livre de la main droite, et indique vivement Père Adam pour exécuteur, à un Petit garçon qui porte une seringue immense. Père Adam fait un geste d'Apologie, d'étonnement du Choix, Mais la Main gauche de Voltaire n'en démord pas, ni n'en démordra tant qu'existera le Tableau.
Quelques Personnes voudroient que Madme Denis fût préposée à soulever la queüe du Bœuf. J'aime mieux la joindre se tenant les Côtez de rire, dans un grouppe de femmes à l'entrée du Tabernacle. L'échappée du fonds sera ce que l'on apperçoit des glacières depuis Tournex par une Porte de Grange.
Le sujet exécuté d'après Nature, est très riche en effets. Les hommes qui s'efforcent de lever le Bœuf offrent de belles attitudes. Le Bœuf lui même, peint d'après un Bœuf mort et plié dans le sens requis, seroit le morceau le plus précieux traitté par un Vanderfelde. Je veux m'y mettre tout de bon et j'espère que ce Tableau fera excuser tous les autres.
Je vous diray une autre fois l'autre sujet qui ne vaut pas celui ci parcequ'il est un peu Allégorique, et que je n'aime pas tant l'Allégorie en Peinture. Grimm me demande un Voltaire Joüant la Tragédie, Mais Je n'ay point de tact pour le costume, ni les fonds, ni les Lampions du Théâtre, et ce tableau seroit tout au plus un fruit forcé dans une serre chaude, ce qui me glace à y penser.
Recevez encore bien des remerciemens de la Peine que vous avez prise pour rejoindre Mr d'Aubenton. Il est Logé au bout du monde, et n'est praticable que pour un homme qui n'est à Paris que pour l'histoire naturelle. Je vous prie donc Monsieur et [ . . . ] digne ami de lui envoyer simplement par la petite Poste, le manuscrit que je vous enverray incessamment, et si le loisir vo[us] le permet, de lui recommander la chose par quelques mots.
C'est avec bien de la reconnoissance et tout plein de sentiments que d'autre Profanent, que Je suis pour la vie
Votre très humble et très obéissant serviteur
Huber
Geneve 7 May [1775]
P. S. Voulez vous bien dire mille choses tendres de Notre Part au Brave Docteur, et à la Maison d'Epinay.
Si j'étois à Paris le Docteur trouveroit en moi un sujet bien soumis, mais c'est trop loin pour parler d'une santé qui chancelle pour avoir été trop brillante. Il faut que tout finisse.