1750-09-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Qui donc peut vous dire que Berlin est ce qu'était Paris du temps de Hugues Capet?
Je vous prie seulement ma chère enfant d'aller voir votre ancienne paroisse, l'église de St Barthélemi, où vous n'avez je crois jamais été. C'était là le palais de ce Hugues. Le portail subsiste encore dans toute sa barbarie. Venez après cela voir la salle d'opéra de Berlin. Je voudrais que vous eussiez été au carrousel dont je vous ai déjà dit un petit mot. Remarquez en passant qu'on ne donne plus de carrousels à présent ailleurs qu'ici. Si vous aviez vu le prince royal de Prusse avec sa mine noble et douce habillé en consul romain, couper des têtes de Maure et enfiler des bagues, vous l'auriez pris pour le jeune Scipion. Il est sûr que les peintres qui s'avisent de peindre la continence de Scipion ne le prendront pas pour modèle. Vous l'auriez peut-être prié de vous faire violence, si vous l'aviez vu dans ce bel équipage. Nous avons eu deux fois ce carrousel, une aux flambeaux et l'autre en plein jour. Ensuite nous avons joué Rome sauvée sur un petit théâtre assez joli, que j'ai fait construire dans l'antichambre de la princesse Amélie. Moi qui vous parle j'ai joué Ciceron. J'aurais bien voulu que le marquis d'Adhémar eût été là en Cesar et que monsieur de Tibouville eût joué son rôle de Catilina. Mais on ne peut pas tout avoir. Nous avons eu l'opéra d'Iphigénie en Aulide. Quinaut n'a plus à se plaindre. Racine a été encore plus maltraité que lui. Je vous avouerai si vous voulez que les vers des opéra qu'on donne ici sont dignes du temps de Hugues Capet, mais en vérité Berlin est un petit Paris. Il y a de la médisance, de la tracasserie, des jalousies de femmes, des jalousies d'auteurs et jusqu'à des brochures. J'attends avec impatience ce que vous et Versailles vous déciderez sur ma destinée, et ce que vous direz de la lettre du roi de Prusse.

J'ai écrit à notre cher d'Argental. J'ai dit à Algarotti que nous avions lu ensemble à Paris son congresso di Cithera. Il en est flatté. Vous savez que les Italiens ont été les premiers maîtres en amour quand ils ont fait revivre les beaux arts, mais nous le leur avons bien rendu. Adieu, je n'ai pas un moment et je vous embrasse en courant.