à Berlin 3 janvier 1751
Ma chère enfant, je vais vous confier ma douleur.
Je ne veux plus garder de filles. Vous connaissez Jeanne, cette brave pucelle d'Orleans qui nous amusait tant, et que j'ai chantée dans un autre goût que celui de Chapelin. Cette pucelle, faite pour être enfermée sous cent clefs, m'a été volée. Ce grand flandrin de Tinois n'a pas résisté aux prières, et aux présents du prince Henry qui mourait d'envie d'avoir Jeanne et Agnès en sa possession. Il a transcrit le poème, il a livré mon sérail au prince Henry pour quelques ducats. J'ai chassé Tinois, je l'ai renvoyé dans son pays. J'ai été me plaindre au prince Henry. Il m'a juré qu'elle ne sortirait jamais de ses mains. Ce n'est à la vérité qu'un serment de prince, mais il est honnête homme. Son goût d'ailleurs est de garder bien mystérieusement tous les rogatons qu'il rassemble. Enfin il est aimable, il m'a séduit. Je suis faible, je lui ai laissé Jeanne: mais s'il arrive jamais un malheur, si on fait une seconde copie, où me cacher? Ma barbe devient fort grise. Le poème de la pucelle jure avec mon âge et le Siècle de Louis XIV. Quand j'étais jeune, j'aurais volontiers souffert qu'on m'eût dit: dove avete pigliato tant coglionerie? Mais aujourd'hui cela serait trop ridicule. Savez vous bien que le roi de Prusse a fait un poème dans le goût de cette pucelle, intitulé le Palladium?Il s'y moque de plus d'une sorte de gens, mais je n'ai point d'armée comme lui. Je n'ai point gagné de batailles, et vous savez que selon ce que l'on peut être, les choses changent de nom. Enfin j'éprouve deux sentiments bien désagréables, la tristesse et la crainte. Ajoutez y les regrets, c'est le pire état de l'âme.
Je vous ai priée par ma dernière lettre de faire préparer mon appartement pour un chambellan du roi de Prusse qu'il envoie en France pour un beau traité concernant les toiles de Silésie. Puisqu'il me loge, il est juste que je loge son envoyé, mais ayez surtout soin de notre petit théâtre. Je compte toujours le revoir. Ah, faut il vivre d'espérance? Adieu, je vous embrasse tristement.