1735-08-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Joseph Thoulier d'Olivet.

Mon cher abbé savez vous que je me reproche bien d'avoir passé une partie de ma vie sans profiter de votre aimable commerce?
Vous êtes l'homme du monde que je devais voir le plus et que j'ay le moins vu. Je vous réponds bien que si jamais je quitte la retraite heureuse où je suis, ce sera pour faire un meilleur usage de mon temps. J'aime la saine antiquité, je dévore ce que les modernes ont de bon, je mets au dessus de tout les douceurs de la société. On trouve tout cela avec vous. Laissez moy donc goûter quelque partie de tant d'agrémens dans vos lettres en attendant que je vous voye. Ce que vous apelez mon Arioste est une folie qui n'est pas si longue que la sienne. Non ho pigliato tante coglionerie! Je serais honteux d'avoir employé trente chants à ces fadaises, et à ces débauches d'imagination. Je n'ay que dix chants de ma pucelle Jeanne, ainsi je suis au moins des deux tiers plus sage que l'Arioste. Ces amusements sont les intermèdes de mes occupations. Je trouve qu'on a du temps pour tout quand on veut l'employer. Mon occupation principale est à présent ce bau siècle de Louis 14. Les batailles données, les révolutions des empires sont les moindres parties de ce dessein. Des escadrons et des bataillons, batans ou battus, des villes prises et reprises sont l'histoire de tous les temps; le siècle de Louis 14 en fait de guerre et de politique n'a aucun avantage par dessus les autres. Il est même bien moins intéressant que le temps de la ligue, et celuy de Charles quint. Otez les arts, et les progrès de l'esprit à ce siècle, vous n'y trouverez plus rien de remarquable et qui doive arrêter les regards de la postérité.

Si donc mon cher abbé, vous savez quelque source où je doive puiser, quelques anecdotes, touchant nos arts et nos artistes, de quelque genre que ce puisse être, indiquez les moy. Tout peut trouver sa place. J'ay déjà des matériaux pour ce grand édifice. Les mémoires du père Niceron, et du père Desmolets sont mes moindres recueils. J'ay le plaisir même à préparer les instruments dont je dois me servir. La manière dont je recueille mes matériaux est un amusement agréable. Il n'y a point de livres où je ne trouve des traits dont je peux faire usage. Vous savez qu'un peintre voit les objets d'une manière différente des autres hommes. Il remarque des effets de lumière, et des ombres qui échapent aux yeux non exercez. Voilà comme je suis. Je me suis établi le peintre du siècle de Louis 14, et tout ce qui se présente à moy est regardé dans cette vue. Je ressemble à la Fleche qui fait son profit de tout.

Savez vous que j'ay fait jouer depuis peu au collège d'Harcour, une certaine mort de Cesar, tragédie de ma façon où il n'y a point de femmes? Mais il y a quelques vers tels qu'on en faisoit il y a soixante ans. J'ay grande envie que vous voiez cet ouvrage. Il y a de la férocité romaine. Nos jeunes femmes trouveroient cela horrible. On ne reconoitroit pas l'auteur de la tendre Zaïre. Mais ridetur corda qui semper oberrat eadem.

Vale, scribe, ama.

Volt.