1738-02-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.
Prince cet annau magnifique
Est plus cher à mon cœur qu'il ne brille à mes yeux.
L'anneau de Charlemagne et celuy d'Angelique
Etoient des dons moins prétieux;
Et celuy d'Anscarvel, s'il faut que je m'explique,
Est le seul que j'aimasse mieux.

Votre altesse royale m'embarasse fort monseigneur par ses bontez, car j'ay bientôt une autre tragédie à luy envoyer, et quelque honneur qu'il y ait à recevoir des présents de votre main, je voudrois pourtant que cette nouvelle tragédie servit à payer s'il se peut la bague, au lieu de paraitre en briguer une nouvelle.

Pardon de ma poétique insolence monseigneur, mais comment voulez vous que mon courage ne soit un peu enflé? Vous me donnez votre suffrage, voylà monseigneur la plus flatteuse recompense et je m'en tiens si bien à ce prix, que je ne crois pas en vouloir retirer une autre de ma Merope. V. a. R. me tiendra lieu du public. C'est assez pour moy que votre esprit mâle et digne de votre rang ait aprouvé une pièce française sans amour. Je ne feray pas l'honneur à notre parterre, et à nos loges de leur présenter un ouvrage qui condamne trop ce goust frelaté et efféminé introduit parmy nous. J'ose penser d'après le sentiment de votre altesse royale que tout homme qui ne sera pas gâté le goust par ces élégies amoureuses que nous nommons tragédies sera touché de l'amour maternel qui règne dans Merope, mais nos Français sont malheureusement si galants, et si jolis, que tous ceux qui ont traitté de pareils sujets, les ont toujours ornez d'une petite intrigue entre une jeune princesse, et un fort aimable cavalier. On trouve une partie quarrée toute établie dans L'Electre de Crebillon, pièce remplie d'ailleurs d'un tragique très patétique. L'Amasis de la Grange (qui est le sujet de Merope) est enjolivé d'un amour très bien tourné. Enfin voylà notre goust général. Corneille s'y est toujours asservi. Si Cesar vient d'Egipte, c'est pour y voir une reine adorable, et Antoine luy répond, ouy seigneur, je l'ay vue, elle est incomparable. Le vieux Marcien, Le ridé Sertorius, Ste Pauline, sainte Téodore la prostituée est amoureuse.

Ce n'est pas que L'amour ne puisse être une passion digne du téâtre, mais il faut qu'il soit tragique, passionné, furieux, cruel, criminel, horrible, si l'on veut, et point du tout galant.

Je suplie votre a. R. de lire la Merope italienne du marquis Maffei, elle verra que toute différente qu'elle est de la mienne j'ay du moins le bonheur de me rencontrer avec luy dans la simplicité du sujet, et dans l'attention que j'ay eue de n'en pas partager l'intérest par une intrigue étrangère. C'est une occupation digne d'un génie tel que le vôtre que d'employer son loisir à juger les ouvrages de tout pays. Voylà la vraye monarchie universelle, elle est plus sûre que celle où les maisons d'Autriche et de Bourbon ont aspiré.

Je ne sçais encor si v. a. R. a reçu mon paquet et la lettre de made la marquise du Chastelet par la voye de monsieur Plet.

Je vous quitte monseigneur pour aller vite travailler au nouvel ouvrage dont j'espère dans quelques semaines amuser le Trajan et le Mecene du nord.

Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, monseigneur.