1736-01-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Vous croirez peutêtre mon cher amy que je vais me répandre en plaintes, et en reproches sur Le dernier orage que je viens d'essuyer,

Que je vais accuser et les vents et les eaux
Et mon pays ingrat, et les gardes des sceaux.

Non mon amy. Cette nouvelle attaque de la fortune n'a servi qu’à me faire sentir encor mieux s'il est possible, le prix de mon bonheur. Jamais je n'ay plus éprouvé l'amitié vertueuse d'Emilie ny la vôtre. Jamais je n'ay été plus heureux. Il ne me manque que de vous voir, mais c'est à nous à tromper l'absence par des lettres fréquentes, où nos âmes se parlent l'une à l'autre en liberté. J'aime à vous mettre tout mon cœur sur le papier, comme je vous l'ouvrois autrefois dans nos conversations.

Je vais donc me donner le plaisir de répondre, article par article, à votre charmante lettre du six janvier. Je commence par la respectable Emilie, a se principium, sibi desinet. Elle a été touché sensiblement de ce que vous luy avez écrit, elle pense comme moy, que vous êtes un amy rare, aussi bien qu'un homme d'un goust exquis, et un amateur éclairé de tous les baux arts. Nous vous regardons tout deux comme un homme qui excelle dans le premier de tous les talents, celuy de la société.

Si vous revoyez les deux illustres chevaliers sans peur et sans reproche, joignez je vous en prie votre reconnaissance à la mienne. Je leur ay écrit, mais il me semble que je ne Leur ay pas dit assez avec quelle sensibilité je suis touché de leur bontez, et combien je suis orgueilleux d'avoir pour mes protecteurs les deux plus vertueux hommes du royaume.

Mr le Franc ne paroit pas au moins le plus modeste. Je vous envoye La copie d'une lettre que j'ay écritte aux comédiens qui se trouve heureusement servir de contraste à la lettre pleine d'amour propre par la quelle il les a probablement révoltez.

Je ne sçai si je dois écrire à melle Dufrene, et même à mr Denele pour Alzire. Je ne feray sur cela que ce que vous et les chefs de mon conseil, messieurs de Pondevel et d'Argental, jugerez à propos.

J'ay senti comme vous mon cher amy, qu'il y a de l'embaras au commencement du 5ème acte, et à la fin du 4. J'ay tâché d'y rémédier par quelques corrections dont j'ay envoyé copie à mr Dargental la semaine passée. Aureste, je me défie de mon ouvrage autant que le Franc est sûr du sien, non pas que je veuille avoir le plaisir d'oposer de la modestie à sa vanité, mais parceque je connais mieux le danger, et que je connais par expérience, ce que c'est d'avoir à faire au public.

Je me rends au projet de l'abbé Prevost, et j'abandonne celuy de l'abbé de la Mare. Vos raisons sont très bonnes. Je sens à la fois le plaisir de me rendre à l'amitié, et à la vérité. L'abbé Prevost n'avancera rien que de vray. Et quant aux souscriptions remboursées de mon argent, c'est à dire, quand à l'argent qu'il m'en a coûté en France pour avoir fait un poème épique, la preuve s'en trouve aisément chez François Josse qui a remboursé pr mon compte baucoup de ces souscriptions, et chez du Moulin, qui en a plusieurs reçus entre les mains. Ces reçus sont dans une armoire de marqueterie.

Il faudra je croi que l'abbé de la Mare donne une préface historique touchant la pièce de Jules Cesar. Il n'y a qu’à mettre ensemble le commencement et la fin de sa préface en retranchant tout ce qui est personel. Maisje vous suplie de dire à m. Dargental qu'il faut absolument que la lettre de m. Algaroti soit imprimée. Je ne veux ny rejetter l'honeur qu'il m'a fait ny le priver du plaisir de sentir le cas que je fais de cet honeur. Il auroit raison d’être piqué si je ne faisois pas servir sa lettre à l'usage au quel il l'a destinée.

Je vous prie de remercier pour moy Le vieux bonhomme la Serre. J'aprouve infiniment la manière dont vous vous conduisez avec les mauvais auteurs. Il n'y a aucun écrivain médiocre qui n'ait de l'esprit, et qui par là ne mérite quelque éloge. Vous avez grande raison de distinguer mr des Touches de la foule, c'est un homme sage dans sa conduitte comme dans son stile, et que j'honore baucoup.

Je compte vous envoyer dans quelque temps la copie de Samson. Je persiste jusqu’à nouvel ordre, dans l'opinion qu'il faut dans nos opera servir un peu plus la musique et éviter Les langueurs du récitatif. Il n'y en aura presque point dans Samson, et je croi que le génie d'Orphée Ramau y sera plus à son aise. Mais il faudra obtenir un examinateur raisonable qui se souvienne que Samson se joue à l'opera et non en Sorbonne.

Je m'occupe à présent à mettre La dernière main à notre Henriade,

Faisant or un tendon
Or un repli, puis, quelque cartilage
Et n'y plaignant l’étoffe et la façon.

Mes tragédies et mes autres ouvrages ont bien l'air d’être peu de chose, je voudrais qu'au moins la Henriade pût aller à la postérité et justifier votre estime et votre amitié pour moy. Je vous embrasse. Buvez à ma santé chez Pollion.