1735-10-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Vous êtes de ceux dont parle madame des Houlieres, gens dont le cœur s'exprime avec esprit.

Votre lettre, mon tendre amy,
Porte ce double caractère,
Aussi ce n'est point à demy
Que votre missive a sçu plaire
A la nimphe sage et légère
Dont le bon goust s'est affermi
Si loin des routes du vulgaire.
Elle sait penser et sentir,
Et philosopher et jouir,
Ce que peu de gens savent faire.
Ah je vous verrois acourir
A son aimable sanctuaire,
La voir, l'admirer, la chérir.
Vous m'avoueriez que sa lumière
Sait éclairer sans éblouir;
Ouy vous vous laisseriez ravir
Par cette âme si singulière
Qui sans effort sait réunir,
Les arts, la raison, le plaisir,
Les travaux et le doux loisir,
Tout le parnasse, et tout Cithere.
Je vous connais, et de ce pas
Vous franchiriez votre hémisphère,
Pour voir, pour aimer tant d'apas.
Mais je sçais qu'on ne quitte pas
Pollion de la Popliniere.

Du moins si vous ne pouvez venir écrivez donc bien souvent, et n'allez pas imaginer qu'il faille attendre ma réponse pour me récrire. Vous êtes à la source de tout ce qu'on peut mander, et moy quand je vous auray dit que je suis heureux loin du monde, occupé sans tumulte philosophe pour moy tout seul, tendre pour vous et pour une ou deux personnes, j'auray tout dit. C'est à vous à m'inonder de nouvelles; vos lettres seront pour moy l'historia nostri temporis. Je suis bien aise d'avoir deviné que la musique de Ramau ne pouvoit jamais tomber. L'abbé Desfontaines en a fait une critique qui ne peut être que d'un ignorant qui manque d'un sens, comme de bon sens. S'il n'a pas d'oreille au moins devroit il se taire sur les choses qui ne sont pas de sa compétence. Il parle de musique comme de poésie. Si je croiois qu'on pût représenter le Samson, je le travaillerois encor. Mais il faut s'attendre que ce sera aussi extraordinaire en son genre, que La musique de notre amy l'est dans le sien.

En attendant je vous diray un petit mot de la tragédie de Jules Cesar. Demoulins doit nous envoyer la dernière scène. Vous jugerez là combien le reste de l'ouvrage est différent de l'imprimé. Je croi qu'il est nécessaire de faire une édition correcte de l'ouvrage. Voicy quel est mon projet. Faites faire cette édition. Que le libraire donne un peu d'argent, et quelques livres à votre choix. L'argent sera pour vous, les livres pr moy. Seulement je voudrais que le pauvre abbé de la Mare pût avoir de cette affaire une légère gratification que vous réglerez. Il est dans un triste état. Je l'aide autant que je peux, mais je ne suis pas en état de faire baucoup. En faisant faire une jolie édition de cette tragédie il faudroit une petite préface où vous parleriez en votre nom. Je vous en enverray un petit modèle, que vous arrangerez selon la disposition que vous verrez dans les esprits. Je vous feray tenir la pièce avec tous les changements. Cela fera un assez gros paquet. N'auriez vous point quelque voye pour le recevoir sans frais? Mille tendres compliments à L'imagination forte et naive de notre petit B. Il y a mille ans je ne luy ay écrit. Mais savez vous bien que je n'ay pas de temps, et que je suis aussi occupé qu'heureux? Vive memor nostri.

V.