le 22 févr. 1758
Très illustre et très aimable ami, je me suis bien gardé dans ce commencement d'année, de grossir la foule de ces importuns qui, pour obtenir de vous une réponse qu'ils aillent lire par les maisons, vous assassinent de leurs rapsodies.
Peutestre en sont ce d'autres que je vous écris. Mais encore faut'il qu'en faveur d'une amitié de 40 ans, vous soufriés que je vous dise quelques fois, mesme tant bien que mal, ce que je sens toujours, que je vous aime autant que je vous admire.
On a répandu icy une pièce très longue et très informe du R. de Prusse dans laquelle il est grande mention de vous. Elle commence ainsi:
L'autheur y fait le philosophe et renonceroit, dit'il, à la gloire si ce n'étoit un malheur de son état, mais il court après elle de faire des vers à laquelle il n'est pas obligé; mais est'il vray qu'on ne puisse estre un grand Roy sans envahir et ravager les états de son voisin et sans mettre en feu la moitié de l'Allemagne?
Apropos de ces convulsionnaires d'Allemagne les nostres du fauxbourg st Marceau recommencent avec la différence que ceux là égorgent les hommes par milliers et que ceux cy ne font que les tromper; ces deux sortes d'extravagance mériteroient assés les petites maisons, mais comment y conduire des fous qui sont à la teste de cent mille autres? Pour l'autre sotise j'en viendrois à bout en ne permettant ses représentations qu'au Préau et concurremment avec le fort Sanson et la tourneuse.
Le mal de Richelieu arriva dimanche 19 à 7 heures du matin, et sans sortir de son lit; Les guerriers du temps passé n'étoient que des sots d'aller à cheval: je suis persuadé qu'on ne quittera pas bientost sa robe de chambre pour aller à une bataille.
On donne ces jours cy aux François une Tragédie nouvelle d'Astarbé, c'est celle de Telemaque, la femme de Pigmalion; l'autheur est un mr. Colardot, attaché cy devant ou autrement à mr. le duc de Gesvres. Il n'est connu jusqu'icy que par une traduction assés bonne en vers de la Lettre d'Héloïse de mr. Pope; mais il y a bien loin de là à une Tragédie.
Il paroit un livre en 3 vol. in 4. intitulé de l'Origine des loix, des sciences et des arts. C'est m'a t'on dit une compilation de ce qu'on a écrit sur cette matière, enrichie de notes fidèles de l'Edition et de la page des livres où il a puisé, pour la commodité de ceux qui veulent aprofondir.
Cet ouvrage est d'un mr. Goguette, conseiller au Parlmt de Paris.
Pardon d'une si longue distraction. Je vous rends à vos importantes ocupations, à la vie du czar Pierre et à quelque Tragédie dont nostre Théâtre a grand besoin. Nous tournons les yeux vers vos fertiles montagnes, d'où nous attendons nostre instruction et nostre amusement: produisés sans cesse des fleurs et des fruits puisque vous estes créé pour estre utile et pour plaire; n'ayant point la douceur de vivre avec vous mon unique dédomagement est d'aprendre que vous jouissés de la santé et du bonheur, encore plus rare qu'elle.