au château de Ferney 1er juin 1761
Monsieur,
J'ay l'honneur d'envoier à votre Excellence un second cayer, c'est à dire un second essay qui a besoin de vos lumières et de vos bontez.
Ce sont plustôt des matériaux, qu'un édifice commencé, et c'est à vous à daigner me dire si ces matériaux doivent être employez; et à m'indiquer les nouvaux qui pouraient me servir. J'ay été obligé de me servir de tout ce que j'ay pu découvrir. Il y a un an que je fais des recherches dans toutte l'Europe. La matière est bien belle: mais les secours sont bien rares. Presque tous ceux qui pouvaient m'instruire de bouche, sont morts; et il est difficile de démêler la vérité dans la foule des mémoires contradictoires qui me sont parvenus. On m'a communiqué beaucoup de petits détails indignes de la majesté de l'histoire, et du héros dont j'écris la vie. Je marche toujours à travers des brossailles et des épines pour arriver jusqu'à la personne de Pierre le grand. C'est luy que je songe à rendre toujours grand, jusques dans les plus petites choses, et il me semble que cette grandeur rejaillit sur son Epouse l'impératrice Catherine.
J'ay pensé qu'il fallait un peu adoucir quelquefois le stile sévère qu'imposent les grands objets de la politique et de la guerre, varier son sujet, l'égaier même avec discrétion et avec mesure, luy ôter l'air insipide d'annalles, l'air rebutant de la compilation, l'air sec que donnent les petits faits rangez scrupuleusement suivant leurs dattes. Il faut plaire au grand nombre des lecteurs, et ce n'est qu'en sachant jetter de l'intérest et de la variété dans son ouvrage qu'on peut se faire lire, ou plustôt monsieur ce n'est qu'en vous consultant.
Il y aura des défauts qu'il faudra imputer à la faiblesse de ma santé, à mon âge avancé, et non au défaut de mon zèle. Je reprendrais de nouvelles forces si je pouvais me flatter de satisfaire votre cour par mon travail et surtout l'auguste fille du héros dont j'écris l'histoire. Peutêtre en lisant les deux essais que je vous soumets, il vous viendra quelque idée nouvelle, vous pourez monsieur me faire fournir quelque pièce utile. Disposez de moy et du peu de temps qui me reste à travailler et à vivre.
J'ay l'honneur d'être avec le zèle le plus empressé et les plus respectueux sentiments
Monsieur
de votre Excellence
le très humble et très obéisst serviteur
Voltaire