1773-02-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Lambert d'Herbigny, marquis de Thibouville.

J'avais déjà écrit à l'autre ange sur la rapine du Corsaire Valade, et je m'étais plaint assez vivement à Mr De Sartines.
S'il y a quelque justice dans ce monde, ce dont j'ai toujours fort douté, il est certain qu'on doit réprimer ce Valade qui s'empare du bien d'autrui, et saisir sa marchandise de contrebande. C'est à quoi pouraient aisément parvenir mes deux protecteurs des loix de Minos.

Aureste, il faut laisser passer cet orage; il faut laisser pleuvoir les fréronades, et les Clémentines, et les Sabatieres. Autant vaudra la pièce après pâques que pendant le carême. J'aurai le temps de limer un peu cet ouvrage, et plus il sera différent de l'imprimé, moins il sera siflable. Mais il me parait très important pour le bien public, que ce Monsieur Valade soit relancé par la police.

Vous voilà actuellement très bien en femmes; quand aurez vous des hommes? J'ai en main un honnête homme, un homme d'esprit, un acteur qui est un Prothée. Il m'a fait verser bien des larmes dans le rôle de Lusignan. Il joue également les rôles des vieillard et des jeunes gens. Belle figure, belle voix, du naturel, du sentiment. Si vous pouvez le défaire de l'habitude de plier son corps en deux, et de certains gestes peu nobles, vous en ferez un acteur excellent qui sera vôtre ouvrage. Il s'appelle Patras. Je l'ai annoncé à Mr Le Maréchal de Richelieu qui l'entendit un moment autrefois, et qui n'en jugea pas trop favorablement. Ce pauvre homme en fut tout rabéti. Le véritable goût à mon gré est de voir les beautés à travers les défauts, et de démêler ce qu'on peut faire de bien, même quand on fait mal. Je m'en raporte à mon cher Baron.

Nb. Il est clair que la pièce imprimée par Varade, l'a été sur le manuscrit de Mr Dargental, car on y trouve ce vers, tout pouvoir a son terme et cède au prejugé. Il y a dans mon manuscrit et dans l'édition des Cramer, tout pouvoir a sa borne. Mr Dargental a voulu absolument son terme. Il n'a pas songé qu'avoir son terme signifie finir. Tout pouvoir finit et cède au préjugé, n'a pas de sens, et s'il en forme un, c'est celui cy: tout roy est détrôné par le préjugé, ce qui est absurde. Il ne faut que trois ou quatre contre sens, pareils, pour gâter entièrement une scène passable. Si c'est vous qui avez fait cette correction, vous avez été dans une grande erreur. Il est plus difficile d'écrire correctement qu'on ne pense. Quoy qu'il en soit vous devez savoir mon cher baron qu'il y a des vers de compliment à la fin, qui sont d'un froid insuportable et qui jurent avec le caractère du fier sauvage de Cydonie. Qui les a faits ces vers? Ce n'est pas moy. Il vous est aisé de remonter à la source. A qui a t'on confié le manuscrit tel qu'il a été imprimé? Ne pouvez vous pas interoger votre copiste? N'auriez vous pas pu sur le champ parler ou faire parlerà m. de Sartine et faire saisir l'édition qui est un vol manifeste? Voilà de ces affaires qui demandent un peu de célérité. Un mot de votre part à mr de Sartine pourait tout finir. Peutêtre est il encor temps.

Pardon, mille pardons de vous accabler d'une si longue lettre. Elle coûte à un malade. Mais enfin la chose vous regarde puisque vous avez bien voulu travailler à la pièce, et mêler vos pinceaux avec les miens. Ne vous fâchez pas contre moy, et découvrez la vérité. Je parie que vous n'êtes pas allé chez mr d'Ogni. Mais je vous embrasse de tout mon cœur. Allons, courage.

V.