1773-01-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

C'était Paris, et non pas Lausanne qu'il fallait craindre, mon cher ange.
Il y a huit ou dix jours qu'un fripon de Libraire nommé Valade débite impunément une édition des loix de Minos.

Il faut avouer que la pièce n'est pas toute entière de moi. On y trouve entre autres une mère et une fille errantes dans tes bras; et je n'ai jamais jusqu'à présent fait errer ainsi des femmes et des filles.

Les autres vers qu'on a substitués aux miens sont aussi mauvais que si je les avais faits moi même. On a ôté

Respectons plus Minos — aimons plus la justice,

qui n'était pas mauvais, pour mettre à la place quelque chose d'assez commun, et qui énerve toute la force du dialogue. Je n'ai pas eu le courage de lire le reste. J'écris à Mr De Sartines, pour le prier de mettre un frein à ces friponeries qui sont trop communes. Vous pouriez très aisément savoir comment Valade est parvenu à s'emparer d'une copie de la pièce, soit de celle qui était entre vos mains, soit de celle de Mr De Thibouville, soit de celle de Le Kain.

Voilà un accident dont je ne me consolerai guères. Cecy est la fable de la Laitière et du pot au lait. J'avais imaginé qu'on jouerait cette pièce à la cour; qu'on me saurait gré d'avoir peint le roi de Suede, quoique Brisard ne lui ressemble point du tout; qu'enfin j'aurais la consolation de vous voir. Mon pot au lait est renversé. Il faut abandonner Minos à Fréron, et attendre un temps plus favorable.

Un malheur ne vient jamais seul; j'en essuie de plus d'une façon. C'est la destinée de nôtre pauvre nature humaine.

La poste qui va partir m'empêche d'écrire à Monsieur de Thibouville; je vous prie de lui communiquer ma Lettre.

Bon soir, mon cher ange, je mourrai donc sans vous revoir!

V.