1773-02-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Je me meurs pour le présent, mon héros.
Vous me direz que quand je serai mort il n’importe guères que Mlle Rocour soit fâchée ou non contre moi. Je vous répondrai qu’il importe beaucoup à ma mémoire que je ne meure pas souillé de cet oprobre. De méchantes langues ont fait courir cette histoire scandaleuse dans Paris, et ont prétendu que c’était un tour cruel que vous aviez voulu faire à cette pauvre fille, dont tout le monde est idolâtre. Je crois que dans l’ordre des petites choses rien n’est plus essential que de faire parvenir à Mlle Rocour la petite lettre que je vous ai écrite sur son compte.

Vous aurez bientôt Patras, dont je crois qu’il est très aisé de faire un acteur excellent, et de le rendre utile dans tous les genres.

Il m’est arrivé un petit accident, c’est que je me meurs, au pied de la Lettre. On m’a fait baigner au milieu de L’hiver pour ma strangurie. Vôtre éxemple m’encourageait; mais il n’apartient pas à tout le monde d’oser vous imiter; mes deux fuseaux de jambes sont devenus gros comme des tonneaux. J’ajouterais au bel état où je suis La sottise de mourir de douleur si on jouait les loix de Minos telles que des gens de beaucoup d’esprit et de mérite les ont faittes. Je ne veux point me parer des plumes du paon, je suis un pauvre geay qui s’est toujours contenté de son plumage. Les vers de ces messieurs peuvent être fort beaux, mais ils ne sont pas de moi, je n’en veux point. Leurs beautés entièrement déplacées dépareraient trop l’ouvrage.

En un mot, je vous demand en grâce qu’on ne joue pas cette indigne rapsodie vendue par un comédien au libraire Valade. Ce Libraire a la bétise de dire qu’il ne l’a imprimée que sur la copie de Geneve et de Lausanne, et vous remarquerez qu’elle n’a paru encor ni à Lausanne, ni à Genêve. Mais ce brigandage est comme tout le reste. Dieu ait pitié de ma chère patrie qui avait autrefois une si belle réputation dans l’Europe! Tout est bien changé, et vous ne faittes que rire de cette décadence. Riez de la mienne, mais pleurez de celle de vôtre patrie. Vôtre vieux courtisan se recommande très tristement à vos bontés.