à Paris près st Gervais 15 sept. 1733
Je ne diray pas monsieur désormais que les baux arts ne sont point honorez et récompensez dans ce siècle.
La lettre flateuse que je reçois de vous est le prix le plus prétieux de mes foibles ouvrages. Chapelain cherchoit des pensions et faisoit sa cour aux ministres. Feu la Motte d'ailleurs homme d'esprit et homme aimable avoit passé toute sa vie à se faire une cabale. Mais ny les cabales ny les ministres ny les princes ne font la vraie réputation. Elle n'est jamais fondée monsieur que sur des suffrages comme le vôtre. Il faut plaire aux esprits bienfaits dit Pascal et s'il n'avoit écrit que des pensées aussi vraies, je n'aurois jamais pris la petite liberté de combatre baucoup de ses idées, comme j'ay fait dans ces lettres anglaises dont vous m'avez fait l'honneur de me parler. Si elles paroissoient déjà en français je ne manquerois pas de vous les envoier, et je braverois les censures du vice légat, car je suis bien plus jaloux de votre absolution, que je ne crains l'excomunication della santa chiesa. En attendant je fais partir à votre adresse par le carosse un paquer qui contient deux exemplaires de la Henriade d'une nouvelle édition prétendue d'Angleterre, avec un essay sur la poésie épique. J'avois d'abord composé cet essai en anglais, et il avoit été traduit par l'abbé Desfontaines, homme fort connu dans la littérature, mais je l'ay depuis retravaillé en français, et je l'ai calculé pour notre méridien. Je vous suplie de vouloir bien accepter cet hommage avec bonté. J'y aurois joint l'histoire de Charles douze, mais j'en attends incessament une nouvelle édition dans la quelle on a corrigé baucoup d'erreurs. On a mis à la fin de cette édition les remarques de la Motraye, voiageur curieux mais qui n'a rien vu qu'avec les yeux du corps et qui ressemble aux couriers qui voient tout, portent tout, et ne savent rien. Il y a en marge une réponse à ses remarques, le tout pour l'honeur de la vérité dont je suis uniquement partisan.
D'ordinaire les histoires sont des satires ou des apologies, et l'auteur malgré qu'il en ait regarde le héros de son histoire comme un prédicateur regarde le saint de son sermon. On mêle partout de l'entousiasme, et il n'en faut avoir qu'en vers. Pour moy je n'en ay point eu en écrivant l'histoire, l'histoire, et si jamais j'écris quelque chose sur le siècle de Louis 14, je le feray en homme désintéressé. J'aime à vous rendre compte monsieur de mes occupations et de mes sentiments pour les soumettre au jugement d'un homme comme vous. Je remercieray toutte ma vie mr l'abbé de Sade de m'avoir procuré l'honneur de votre correspondance. Je le prends pour mon protecteur auprès de vous. Il vous persuadera de m'aimer, car il persuade tout ce qu'il veut. Je regarderais comme un des plus l eureux temps de ma vie celuy que je pourois passez entre vous deux. A Paris on ne se voit jamais qu'en passant. Ce n'est que dans les villes où la bonne compagnie, est moins dissipée et plus rassemblée, qu'on peut jouir du commerce des gens qui pensent. Ce ne seroit point des muscats ou du thon que je viendrois chercher. J'achèterois votre conversation et la sienne de tous les raisins du monde. Mais vous m'avouerez qu'il seroit plaisant que l'auteur de la Henriade, et des lettres anglaises vint chercher un azile dans les terres du st père. Je croi qu'aumoins il me faudroit un passeport. J'ay l'honneur d'être monsieur avec l'estime la plus vive et la plus respectueuse reconnoissance, votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire