aux Delices 20 novbre [1757]
Je vois par vos lettres mon ancien ami que la rivière Dain en a engloutie une vers le temps de la mort de madame de Sandwich, car je n'ay jamais reçu celle par la quelle vous me parliez de la mort et du testament de cette philosofe anglaise, de votre pension remise, etc.
Je vous répète qu'il se noya dans ce temps là un courier et que jamais on n'a retrouvé sa malle.
Je crois qu'on serait moins affligé à Paris et à Versailles si les couriers qui ont aporté la nouvelle de la dernière bataille s'étaient noyez en chemin. Je n'ay point encor de détails mais on dit le désastre fort grand, et la terreur plus grande encore. Le roy de Prusse se croiait perdu, anéanti sans ressource quinze jours au paravant, et le voylà triomphant aujourdui. C'est un de ces événements qui doivent confondre toutte la politique. La postérité s'étonnera toujours qu'un Electeur de Brandebourg après une grande bataille perdue contre les autrichiens, après la ruine totale de ses alliez, poursuivi en Prusse par cent mille russes vainqueurs, resserré par deux armées françaises qui pouvaient tomber sur luy à la fois, ait pu résister à tout, conserver ses conquêtes et gagner une des plus mémorables batailles qu'on ait données dans ce siècle. Je vous réponds qu'il va substituer les épigrammes aux épîtres chagrines. Il ne fait pas bon àprésent pour les français dans les pays étrangers. On nous rit au nez comme si nous avions été les aides du camp de Monsieur de Soubize. Que faire? Ce n'est pas ma faute. Je suis un pauvre philosofe qui n'y prends ny n'y mets, et cela ne m'empêchera pas de passer mon hiver à Lausane dans une maison charmante, où il faudra bien que ceux qui se moquent de nous viennent diner.
Ce qui me console c'est que nous avons pris dans la Mediterranée un vaissau anglais chargé de tapis de Turquie, et que j'en aurai à fort bon compte. Cela tient les pieds chauds, et il est doux de voir de sa chambre vingt lieues de pays et de n'avoir pas froid. S'il y a quelque chose de nouvau à Paris, mandez le moy je vous en prie. Mais vous n'écrivez que par boutade. Ayez vite la boutade d'écrire à votre ancien ami qui vous aime.
V.