1777-03-16, de Paul Philippe Gudin de La Brenellerie à Voltaire [François Marie Arouet].

S'il y a, monsieur, un plaisir pur c'est celui de recevoir pour prix de ses travaux les éloges d'un grand homme.
Je n'en connais qu'un qui peut égaler celui là, ce serait de recevoir de vous des lumières et des conseils pour perfectionner mes ouvrages. Privé de ce bonheur, je consulte sans cesse vos écrits. C'est là que j'ai puisé cette philosophie dont la hardiesse n'est point licence, et cette impartialité sans laquelle tout écrit n'est qu'un factum fait pour briller dans un moment de discussion, et pour tomber incessamment après dans le vaste abime de l'oubli.

Pendant les dernières années du règne du feu roi, j'entendais décrier avec une légéreté peu croyable le siècle et la nation. Je m'étonnais que dans une ville immense embellie des chefs d'œuvre de tous les arts, un peuple d'oisifs qui jouit sans peines des lumières amassées pendant vingt siècles, des productions de tous les climats, rassemblées avec des travaux infinis, fermant ses yeux à tant des biens, pour se plaindre aigrement des maux inséparables de l'humanité et inévitables dans toute constitution sociale.

Il me paraissoit que notre siècle ressemblait à tous les autres par le mal et par les abus, mais qu'il ne ressemblait qu'à lui seul par le bien, par les lumières, par la philosophie, par la concurrence des nations de l'Europe qui presque toutes disputent entre elles de connaissances, de talent, de gloire et de prospérité.

J'entrepris d'abord mon ouvrage pour m'éclairer moi même: mais bientôt je l'avoue j'eus un autre but. Ce fut d'engager à l'avenir les hommes instruits et ceux qui se piquent de gouverner les autres à comparer à la fin de chaque règne l'état de la nation à l'état où elle se trouvait sous le règne qui l'avait précédé, afin qu'on vit d'un coup d'œil si elle avait prospéré ou dépéri, afin que l'on connût quelle branche avait fleuri, quelle autre avait langui, ou même s'était flétrie. J'ose croire qu'un tel examen, s'il était d'usage, rendrait chaque roi plus attentif aux événements de son règne, et peut-être même, chaque ministre plus ardent à se signaler par quelque établissement, ou quelque réforme, ou quelque monument utile.

C'est un grain que j'ai semé. J'ignore s'il germera, ou s'il périra, foulé sous les pieds d'une multitude aveugle.

Mais je sais que le règne de Louis XIV et celui de Louis XV seront à jamais le point de comparaison dont il faudra parlir pour juger les règnes de leurs successeurs, et je souhaite qu'il ne fasse jamais rougir aucun de nos souverains.

J'ai remarqué, monsieur, en lisant l'histoire, que vous aviez fait une révolution dans ce genre, comme dans tant d'autres; avant vous ceux qui voulaient que leur histoire fût autre chose qu'une compilation indigeste, ou un extrait arride, imitaient autant qu'ils le pouvaient l'éloquence de Tite Live, ou cherchaient à tracer des portraits comme Salluste. On ne savait ni rapprocher, ni comparer les faits, les événements, les nations. On se perdait dans des détails militaires, et l'on oubliait les arts, la raison, l'humanité, les lois, les progrès de l'esprit, du bien être de la constitution sociale. Ces objets ont été depuis vous remarqués partout, mais il me semble que c'est surtout en Angleterre que la révolution s'est fait le plus sentir. En lisant l'histoire de Charlequint par Robertson et même celle de la décadence de l'empire romain par Gibbon je n'ai pu m'empêcher de regarder ces deux hommes comme vos disciples. On voit qu'ils se sont nourri de la lecture de votre histoire, et que perpétuellement ils dessinent d'après vos principes. Souvent même Robertson développe, ou fournit la preuve de ce que vous avez indiqué dans votre histoire générale.

Nos écrivains français n'ont osé vous suivre avec autant de franchise et de hardiesse, et cependant ils ont craint de vous quitter. Les uns vous ont imité d'une manière timide et sèche, d'autres pour cacher leur larcin ont revêtu d'un mauvais style, des pensées, des réflexions, des images qu'ils prenaient dans vos ouvrages, d'autres plagiaires plus hardis ont inséré dans leurs histoires des pages entières tirées de la vôtre, et ils ne la citaient pas. C'est ainsi que les Turcs pour construire leurs édifices barbares brisent les monuments de la Grece, et mêlent à leur maçonnage tantôt le fût, tantôt le chapiteau d'une colonne antique dont la beauté ne fait que mieux sentir la grossièreté du bâtiment.

Il me parait que l'histoire est négligée en Allemagne, et surtout en Italie, où les persécutions suscitées à Giannoné ont peut-être trop effrayé les esprits; comment en effet parler avec vérité au milieu des cardinaux, et des barons du saint empire? Mais votre philosophie qui y pénètre de jour en jour ouvrira tous les yeux, et vos ouvrages dureront plus que la noblesse allemande, les robes rouges, et la tiare.

J'ai l'honneur d'être &c.

monsieur,

votre &c.