1776-01-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à David Louis Constant de Rebecque, seigneur d'Hermenches.

Le vieux malade, Monsieur, est plus que jamais sensible à vôtre souvenir.
Vous adoucissez la fin de ma vie; mais je ne trouve point du tout bon que vous aiez joué un moment mon rôle, et que vous vous soiez avisé d'être malade aussi.

Nôtre petit païs de Gex est bien changé depuis que vous ne l'avez vu. Nous sommes aprésent prèsque aussi libres que vous. Nous avons chassé soixante et douze coquins, qui nous désolaient, et qui nous volaient au nom de la ferme générale. Il n'y a plus de Bureau de Versoi à Genêve. On ne vient plus piller les maisons des habitans; on ne condamne plus aux galères des pères de famille pour avoir mis dans leur marmite une poignée de sel de contrebande. Le païs est ivre de joie. Cette grande révolution m'a coûté un peu de peine. Il m'a fallu sortir quelquefois de mon lit, et surtout écrire beaucoup. Mais le bonheur public rend toutes les fatigues légères.

Il est vrai que le roi de Prusse a bien consolé Monsr D'Etallonde de la barbarie des Welches. J'ai toujours peine à concevoir comment une nation si agréable peut être en même tems si féroce, comment elle peut passer si aisément de l'opéra à la St Barthelémi, être tantôt composée de singes qui dansent, et tantôt d'ours qui heurlent, être à la fois si ingénieuse et si imbécile, tantôt si courageuse, et tantôt si poltronne.

J'aprends que Mr D'Aubonne est mort, probablement vous voilà Colonel. Je vous en fais mon compliment. Made Denis se joint à moi. Elle est dans son lit depuis quinze jours, et moi toujours dans le mien. On est bien heureux à quatrevingt deux ans de n'être que là; mais il faut songer à en sortir pour un voiage assez long; ce ne sera pas sans vous regretter, et sans vous souhaitter tous les succez auxquels vous avez droit de prétendre dans cette courte vie.

V.