[May 1764]
Vous avez dit, mm., en rendant compte de l'ouvrage de m. Hooke, que l'histoire romaine est encore à faire parmi nous, & rien n'est plus vrai.
Il était pardonnable aux historiens romains d'illustrer les premiers temps de la république par des fables qu'il n'est plus permis de transcrire que pour les réfuter. Tout ce qui est contre la vraisemblance doit au moins inspirer des doutes, mais l'impossible ne doit jamais être écrit.
On commence par nous dire que Romulus ayant rassemblé trois mille trois cents bandits, bâtit le bourg de Rome de mille pas en carré: or mille pas en carré suffiraient à peine pour deux métairies; comment trois mille trois cents hommes auraient ils pu habiter ce bourg?
Quels étaient les prétendus rois de ce ramas de quelques brigands? N'étaient ils pas visiblement des chefs de voleurs qui partageaient un gouvernement tumultueux avec une petite horde féroce & indisciplinée?
Ne doit on pas, quand on compile l'histoire ancienne, faire sentir l'énorme différence de ces capitaines de bandits avec de véritables rois d'une nation puissante?
Il est avéré par l'aveu des écrivains romains que pendant près de quatre cents ans l'état romain n'eut pas plus de dix lieues en longueur & autant en largeur. L'état de Gênes est beaucoup plus considérable aujourd'hui que la république romaine ne l'était alors.
Ce ne fut que l'an 360 que Veïes fut prise après une espèce de siège ou de blocus qui avait duré dix années. Veïes était auprès de l'endroit où est aujourd'hui Civita-Vecchia, à cinq ou six lieues de Rome; & le terrain autour de Rome, capitale de l'Europe, a toujours été si stérile que le peuple voulut quitter sa patrie pour aller s'établir à Veïes.
Aucune de ses guerres, jusqu'à celle de Pirrhus, ne mériterait de place dans l'histoire si elles n'avaient été le prélude de ses grandes conquêtes. Tous ces événements jusqu'aux temps de Pirrhus sont pour la plupart si petits & si obscurs qu'il fallut les relever par des prodiges incroyables ou par des faits destitués de vraisemblance, depuis l'aventure de la louve qui nourrit Romulus & Remus, & depuis celles de Lucrece, de Clélie, de Curtius, jusqu'à la prétendue lettre du médecin de Pirrhus, qui proposa, dit on, aux Romains d'empoisonner son maître, moyennant une récompense proportionnée à ce service. Quelle récompense pouvaient lui donner les Romains, qui n'avaient alors ni or, ni argent; & comment soupçonne-t-on un médecin grec d'être assez imbécile pour écrire une telle lettre?
Tous nos compilateurs recueillent ces contes sans le moindre examen; tous sont copistes, aucun n'est philosophe. On les voit tous honorer du nom de vertueux des hommes qui au fond n'ont jamais été que des brigands courageux; ils nous répètent que la vertu romaine fut enfin corrompue par les richesses & par le luxe, comme s'il y avait de la vertu à piller les nations, & comme s'il n'y avait de vice qu'à jouir de ce qu'on a volé. Si on a voulu faire un traité de morale au lieu d'une histoire, on a dû inspirer encore plus d'horreur pour les déprédations des Romains que pour l'usage qu'ils firent des trésors ravis à tant de nations qu'ils dépouillèrent l'une après l'autre.
Nos historiens modernes de ces temps reculés auraient dû discerner au moins les temps dont ils parlent; il ne faut pas traiter le combat peu vraisemblable des Horaces & des Curiaces, l'aventure romanesque de Lucrece, celle de Clélie, celle de Curtius, comme les batailles de Pharsale & d'Actium. Il est essentiel de distinguer le siècle de Ciceron de ceux où les Romains ne savaient ni lire, ni écrire & ne comptaient les années que par des clous fichés dans le Capitole. En un mot, toutes les histoires romaines que nous avons dans les langues modernes n'ont point encore satisfait les lecteurs.
Personne n'a encore recherché avec succès ce qu'était un peuple attaché scrupuleusement aux superstitions & qui ne sut jamais régler le temps de ses fêtes, qui ne sut même pendant près de cinq cents ans ce que c'était qu'un cadran au soleil; un peuple dont le Sénat se piqua quelquefois d'humanité, & dont ce même Sénat immola aux dieux deux Grecs & deux Gauloises pour expier la galanterie d'une de ses vestales; un peuple toujours exposé aux blessures & qui n'eut qu'au bout de cinq siècles qu'un seul médecin, qui était à la fois chirurgien & apothicaire.
Le seul art de ce peuple fut la guerre pendant six cents années; & comme il était toujours armé, il vainquit tour à tour les nations qui n'étaient pas continuellement sous les armes.
L'auteur du petit volume sur la grandeur & la décadence des Romains nous en apprend plus que les énormes livres des historiens modernes; il eût seul été digne de faire cette histoire s'il eût pu résister surtout à l'esprit de système & au plaisir de donner souvent des pensées ingénieuses pour des raisons.
Un des défauts qui rendent la lecture des nouvelles histoires romaines peu supportable, c'est que les auteurs veulent entrer dans des détails comme Tite-Live. Ils ne songent pas que Tite-Live écrivait pour sa nation à qui ces détails étaient précieux. C'est bien mal connaître les hommes d'imaginer que des François's s'intéresseront aux marches & aux contremarches d'un consul qui fait la guerre aux Samnites & aux Volsques, comme nous nous intéressons à la bataille d'Ivri & au passage du Rhin à la nage.
Toute histoire ancienne doit être écrite différemment de la nôtre, & c'est à ces convenances que les auteurs des histoires anciennes ont manqué. Ils répètent & ils allongent des harangues qui ne furent jamais prononcées, plus soigneux de faire parade d'une éloquence déplacée que de discuter des vérités utiles. Les exagérations souvent puériles, les fausses évaluations des monnaies de l'antiquité & de la richesse des états, induisent en erreur les ignorants & font peine aux hommes instruits. On imprime de nos jours qu'Archimede lançait des traits à quelque distance que ce fût, qu'il élevait une galère du milieu de l'eau & la transportait sur le rivage en remuant le bout du doigt, qu'il en coûtait six cent mille écus pour nettoyer les égouts de Rome, &c.
Les histoires plus anciennes sont encore écrites avec moins d'attention. La saine critique y est plus négligée; le merveilleux, l'incroyable y domine; il semble qu'on ait écrit pour des enfants plus que pour des hommes; le siècle éclairé où nous vivons exige dans les auteurs une raison plus cultivée.