aux délices 19 aoust [1757]
Je commence mon cher ange par vous dire que Tronchin s'est trompé sur les eaux de Plombieres et que j'en suis très aise.
J'avais pris la liberté d'écrire à madame Dargental contre les eaux, et je me rétracte. Mais à l'égard des eaux d'Aix la Chapelle, je trouve que ce serait au duc de Cumberland à les prendre, et non pas au maréchal d'Etrée. Il vient de gagner une bataille; il faut que M. de Richelieu en gagne deux s'il veut qu'on luy pardonne d'avoir envoyé aux eaux un général heureux.
A l'égard du roy de Prusse l'affaire n'est pas finie; il s'en faut baucoup. Il est encor maître absolu de la Saxe, et si les anglais envoyent quinze mille hommes à Stade, l'armée de France peut se trouver dans une position embarassante.
Je me hâte de quitter cet article pour venir à celuy de Fanime. Je vous avoue que je ne suis guères en train à présent de rapetasser une tragédie amoureuse, et que le csar Pierre a un peu la préférence. Comment voulez vous que je résiste à sa fille? Il ne s'agit pas icy de redire ce qui s'est passé aux batailles de Narva et de Pultava. Il s'agit de faire connaitre un empire de deux mille lieues d'étendue dont à peine on avait entendu parler il y a cinquante ans.
Il me semble que ce n'est pas une entreprise désagréable de crayonner cette création nouvelle; c'est un beau spectacle de voir Petersbourg naître au milieu d'une guerre ruineuse et devenir une des plus belles et des plus grandes villes du monde, de voir des flottes où il n'y avait pas une barque de pêcheur, des mers se joindre, des manufactures se former, les mœurs se polir, et l'esprit humain s'étendre. J'ay au bord de mon lac un russe qui a été un des ministres de Pierre le grand dans les cours étrangères. Il a baucoup d'esprit, il sait touttes les langues, et m'aprend bien des choses utiles. J'ay eu chez moy des jeunes gens nez en Sibérie. Il y en a un que j'ay pris pour un petit maître de Paris. C'est donc mon cher ange ce vaste tableau de la réforme du plus grand empire de la terre qui est l'objet de mon travail. Il n'importe pas que le csar se soit enivré, et qu'il ait coupé quelques tétes, au fruit. Il importe de connaître un pays, qui a vaincu les suédois et les turcs, donné un roy à la Pologne, et qui vange la maison d'Autriche. On me fait copier les archives, on me les envoye. Cette marque de confiance mérite que j'y sois sensible. Je n'ay à craindre d'être ny satirique ny flatteur, et je ferai bien tout mon possible pour ne déplaire ny à la fille de Pierre le grand ny au public. Je me suis laissé entrainer à me justifier auprès de vous sur cet ouvrage que j'entreprends, qui convient à mon âge, à mon goust, aux circomstances où je me trouve. Une autre fois je vous parlerai au long de cette pauvre Fanime, mais je crois qu'il faut laisser oublier le grand succez de l'Iphigenie en Tauride. Mes Russes prirent la Tauride il y a 18 ans. Adieu mon divin ange, je vous embrasse mille fois.
V.