à Ferney 3e xbre 1771
Madame,
Voilà sans doute une belle action que les confédérés ont faitte.
Je ne doute pas que le révend père Ravaillac et le Révérend père poignardini n’aient été les confesseurs de ces messieurs, et qu’ils ne les aient munis du pain des forts comme le dit le révérend père Strada, en parlant du bienheureux Baltazard Gerard, assassin du prince d’Orange. Du moins vôtre pauvre archevêque de Moscou n’a été tué que par des gueux ivres, par une populace effrénée que la raison ne peut jamais gouverner, et qu’il faut emmuseler comme des ours. Mais le Roi de Pologne a êté trahi, assailli, frapé par des gentilhommes qui parlent latin qui lui avaient juré obéissance.
On dit qu’on a imprimé dans les états de Vôtre Majesté Impériale une rélation de cette conspiration étonnante. Oserais-je vous suplier de daigner m’en faire parvenir un êxemplaire? Il pourait me servir en tems et lieu, suposé que j’aie encor quelque tems à vivre. J’avoue que j’ai la faiblesse d’aimer la vie, quand ce ne serait que pour voir l’estampe de vôtre temple de mémoire, et celle de vôtre statue érigée vis à vis de celle de Pierre le grand.
Nous sommes inondés de tant de nouvelles que je n’en crois aucune. La renommée est une déesse qui n’acquiert le sens commun qu’avec le tems; encor même ne l’acquiert elle pas toujours. L’histoire la plus vraie est mêlée de mensonges comme l’or dans la mine est souillé par des métaux étrangers; mais les grandes actions, les grands monuments restent à la postèrité. La gloire se dégage des lambeaux dont on la couvre, et parait à la fin dans toute sa splendeur. Heureux l’écrivain qui donnera dans un siècle l’histoire de Catherine seconde!
Nous avons toujours dans nôtre voisinage un Comte Orlof en Suisse avec sa famille tandis que les autres vous servent sur terre et sur mer. Mr Poliansky nous fait l’honneur de venir quelquefois à Ferney; il nous enchante par tout ce qu’il nous dit, de la magnificence de vôtre cour, de vôtre affabilité, de vôtre travail assidu, de la multiplicité des grandes choses que vous faittes en vous jouant. Enfin, il me met au désespoir d’avoir près de quatrevingt ans, et de ne pouvoir être témoin de tout celà. Mr Poliansky a un désir extrême de voir l’Italie où il apprendrait plus à servir Vôtre Majesté Impériale que dans le voisinage de la Suisse et de Genêve; il attend sur celà vos ordres et vos bontés depuis longtems. C’est un très bon esprit et un très bon homme, dont le cœur est véritablement attaché à Vôtre Majesté.
Nous voicy dans un tems, Madame, où il n’y a pas moien de prendre de nouvelles provinces à mon cher ami Moustapha. J’en suis fâché; mais je le prie d’attendre au printems.
Je renouvelle mes vœux pour la constante prospérité de vos armes, pour vôtre santé, pour vôtre gloire, pour vos plaisirs. Je me mets aux pieds de Vôtre Majesté Impériale avec la plus sensible reconnaissance et le plus profond respect.
le vieux malade de Ferney